"Il y aura un avant et un après": Pour Michel Bohuon, exploitant d'une salle de cinéma près de Rennes, le succès du film "Au nom de la terre" sur le suicide agricole a créé une onde de choc qui impose désormais de parler "autrement" de l'agriculture.
Moins de deux mois après sa sortie en salles le 25 septembre, le drame rural d'Edouard Bergeon a rassemblé 1,85 million de spectateurs, le plaçant en troisième position sur le podium des films français les plus vus de l'année, et au 20e rang des entrées toutes catégories confondues.
Un record réalisé loin de Paris, dans des villes plus moyennes que grandes, des cinémas associatifs, des clubs citoyens.
Les projections sont souvent assorties de débats. Beaucoup de spectateurs ou spectatrices sortent en pleurs.
Basé sur l'histoire vraie du père du réalisateur, le film montre un Guillaume Canet habité par la passion de son métier d'éleveur, qui plonge dans l'enfer du surendettement et de la dépression. Jusqu'au suicide.
Pour l'acteur, l'année 2019 restera un bon cru. Parmi les films français qui ont réalisé le plus d'entrées, Au nom de la terre se place juste derrière "Qu'est-ce qu'on a encore fait au Bon Dieu 2" (6,7 millions de spectateurs) et "Nous finirons ensemble" (2,8 millions) réalisé par... le même Guillaume Canet.
- Plus d'un suicide d'agriculteur par jour -
"Beaucoup de gens, touchés par les grandes difficultés que connaît le milieu agricole, veulent comprendre", explique à l'AFP Claire Ruault, sociologue spécialisée dans l'évolution du monde agricole au Gerdal (Groupe d'expérimentation et de Recherche: développement et actions localisées) à Angers.
Même s'il est situé à la fin des années 1990, les spectateurs font immédiatement le lien avec l'actualité: 372 suicides de paysans en 2015, soit plus d'un par jour, contre 150 cas en moyenne par an entre 2007 et 2011, selon les statistiques les plus récentes de la sécurité sociale agricole, la MSA.
"En milieu rural, rares sont les gens qui ne connaissent pas de près ou de loin un cas de suicide", souligne Claire Ruault.
Du coup, "le bouche-à-oreille a fonctionné à plein" pour voir le film, note Michel Bohuon, qui exploite le cinéma associatif "La Bobine" à Bréal-sous-Montfort (Ille-et-Vilaine) en lisière de l'agglomération rennaise.
"Parmi les spectateurs, beaucoup se sentent légitimés par le fait que le cinéma montre leur détresse et la rende accessible au grand public", ajoute-t-il: "C'est une manière de les déculpabiliser".
A la Bobine, le film a été reprogrammé trois fois, et il a des réservations pour un quatrième passage en décembre.
- "Du jamais vu, une telle affluence" -
"A part certains films à gros budget, ou récemment le phénomène "Le grand bain", c'est du jamais vu une telle affluence", constate M. Bohuon.
En revanche à Paris, cœur battant du cinéma, le film a fait moins de 200.000 entrées. "Pour les Parisiens, ça n'a aucun intérêt ce paysan qui a un grand poulailler industriel et qui se suicide parce qu'il ne s'en sort pas", dit à l'AFP le sociologue Jean Viard.
"Alors que pour les gens de la campagne, ce paysan se bat pour vivre, développer son entreprise (...) ils se vivent de son côté", ajoute-t-il.
Edouard Bergeon, qui a projeté son film à l'Assemblée nationale et à l'Elysée, pose la question de l'évolution d'un système où des hommes et des femmes chargés de nourrir le pays sont poussés au suicide.
Selon Michel Bohuon, le film peut servir à "sortir" de l'actuel climat de dénigrement des agriculteurs, notamment autour de la question de l'utilisation des pesticides ou du bien-être animal.
D'autant qu'il permet aux spectateurs d'entrer dans l'intimité réaliste d'une famille d'agriculteurs, de voir le fardeau de la reprise d'une exploitation et ses tensions générationnelles, d'assister aux pressions de la coopérative locale.
"Au cours des débats qui ont suivi les projections, il y avait toujours une personne ou deux pour dire +c'est de votre faute si vous en êtes là+, mais ils étaient immédiatement isolés: le film contribue à assainir le débat, car on a besoin des paysans, et cela ne sert à rien de leur taper dessus", tranche-t-il.
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