"Tout aux alentours de l'usine, ce sont des groupes armées qui contrôlent". Joseph Kitsa veille sur les vestiges d'une immense usine et plantation de thé dans les montagnes du Nord-Kivu, en première ligne face aux milices qui ravagent l'est de la République démocratique du Congo.
Au départ de Goma, il faut remonter une piste chaotique à travers les reliefs de la "Suisse de l'Afrique", célèbre pour son lait, son fromage et ses paysages alpestres: hauts pâturages aux reflets vert tendre et champs labourés à flanc de coteaux par les paysans des territoires de Masisi et de Rutshuru.
Après quatre heures de secousses sur des chemins défoncés, à 2.000 mètres d'altitude, des champs de thé entretenus comme un vignoble s'étendent entre un lotissement de maisons ouvrières et une usine au toit défoncé.
Au temps de sa splendeur, avant 1994, l'actuelle "JTN" (Jardins théicoles de Ngeri) employait 1.200 salariés logés sur place, dans les centaines de maisons du lotissement. Cette main d’œuvre exploitait 450 hectares pour le compte d'une filiale zaïroise du groupe Unilever, explique M. Kitsa, directeur-adjoint des lieux.
L'usine est passée entre les mains de quatre actionnaires qui ne viennent que rarement en raison de l'insécurité. De la récolte à l'expédition, elle est toujours équipée pour la transformation complète des feuilles de thé: flétrissage, roulage, fermentation, séchage, triage, emballage. Un modèle de "chaîne de valeur" créatrice d'emplois, souvent invoqué, rarement vu en Afrique centrale.
Oui mais voilà: "L'usine tourne actuellement à 10%", regrette son directeur-adjoint.
"Nous produisons dix à douze tonnes par mois, avec 450 salariés. Nous n'avons pas de fonds. Nous nous auto-finançons. Nous achetons notre propre carburant", poursuit-il en montrant un tapis mécanique hors d'usage et des machines vétustes.
L'usine tourne au ralenti à cause des conflits qui ravagent le Kivu depuis "nonante-quatre".
En 1994, l'arrivée d'un million de réfugiés hutu rwandais, parmi lesquels d'ex-militaires ou miliciens responsables du génocide contre les Tutsi qui fit quelque 800.000 morts, a exacerbé les tensions entre les communautés déjà présentes dans l'est congolais (Hutu et Tutsi congolais et rwandais, Hunde, Nande).
"Le 13 janvier 1999, JTN avait été attaqué par les FDLR", raconte Joseph, allusion aux rebelles hutu rwandais en exil toujours actifs contre le pouvoir de Paul Kagame à Kigali.
Entre 2007 et 2011, la plantation et l'usine ont été prises entre l'armée régulière et un groupe tutsi congolais, le CNDP: "Ils se battaient autour de la concession".
- Sécurité minimale -
Aujourd'hui, des groupes armés règlent encore leur conflit foncier dans la zone. Pendant la visite sous escorte militaire, un Casque bleu du contingent indien scrute les abords des plantations de thé, l'arme à la main.
En temps ordinaire, hors présence d'un journaliste étranger, la sécurité est minimale: "Nous n'avons que cinq policiers et cinq militaires congolais", regrette Joseph.
L'usine se trouve au milieu d'une région comptant cinq à six groupes armés principaux, qui prétendent chacun défendre une communauté: les Nyatura pour les Hutu congolais, majoritaires dans la région, mais dominés par la minorité Hunde qui tient les chefferies traditionnelles, défendue par une milice appelée APCLS.
Ces milices attirent surtout des jeunes sans emploi de Mweso ou Kitshanga, les localités voisines.
- Tribalisme et chômage -
Pour assécher leur recrutement, les autorités et les Nations unies misent sur la relance à plein régime de l'usine de thé JTN et d'autres activités de la région.
"Les problèmes de tribalisme viennent du chômage", affirme le chef traditionnel de Mweso, Gilles Kabatami.
"Juste après avoir obtenu mon diplôme d’État, je n'avais pas les moyens de continuer les études. On vivait avec les assaillants, dans la brousse", résume Ghislain, un ex-combattant qui tape des lettres sur ordinateur au "secrétariat public" à Mweso.
Il s'agit d'une de ces "activités génératrices de revenus" financées par la Mission des Nations unies au Congo (Monusco), dans le cadre d'un plan de "stabilisation" d'un montant total de six millions de dollars dans la région.
"La solution ne peut pas être que militaire", affirme une responsable du programme, Rebecca Camp, une Américaine issue d'une famille de missionnaires installée depuis quatre générations dans les montagnes du Nord-Kivu.
La relance de JTN fait partie des discussions entre les Nations unies et les communautés locales, affirme la jeune femme, une enfant du pays qui parle parfaitement swahili: "Ces plantations de thé peuvent être relancées (...) et aider à générer de la prospérité et du profit, ce qui découragerait les problèmes de sécurité et ceux liés au chômage".
Alors que les Nations unies commencent leur retrait de la RDC, l'usine de thé reste pour le moment coincée dans un cercle vicieux: pas d'activité sans la sécurité - et pas de sécurité sans ces fameuses "activités génératrices de revenus". "En fait, du travail", résume un responsable onusien.
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