Le réseau turc clandestin Thuwwar Rakka prend les plus grands risques pour exfiltrer des combattants qui veulent quitter l’organisation État islamique (EI). Certains déserteurs ont accepté de prendre la parole, sous couvert d’anonymat. Leurs témoignages glaçants constituent un document rare sur le fonctionnement et les pratiques de l'EI.
Thuwwar Rakka est une faction de l’armée syrienne libre (ASL) qui combat sur deux fronts en Syrie: contre le régime de Bachar al-Assad, et contre l’État islamique (EI). Une cellule de Thuwwar Rakka, spécialisée dans l’exfiltration de combattants déserteurs de l'EI, a déjà permis à une centaine d'entre eux de quitter Raqqa (la "capitale" de l'EI) pour rejoindre la Turquie. Dans une ville du sud-est de la Turquie, située à seulement 60 kilomètres de la Syrie en guerre, ce réseau clandestin prend toutes les précautions possibles, multipliant les vérifications, pour faire sortir les repentis de l’Etat islamique.
Après trois voyages sans résultat, les journalistes Thomas Dandois et François-Xavier Tregan ont réussi à approcher les responsables du réseau Thuwwar Rakka. "Le réseau voulait voir à qui ils avaient affaire, nous étions aussi très méfiants", raconte Thomas Dandois dans les colonnes de l’Obs. Mahmoud Oqba et Abu Soufiane, de la brigade Thuwwar Rakka, témoignent à visage découvert dans leur documentaire "Daech paroles de déserteurs" (vois au bas de cet article). "Ils sont déjà parfaitement identifiés et ont besoin de communiquer, explique le journaliste, car ils sont persuadés que faire parler les repentis est le meilleur moyen de lutter contre la propagande ultra-performante de Daech."
Des déserteurs triés sur le volet pour éviter les pièges tendus par Daech
Abou Shouja, 28 ans, est à la tête de cette équipe qui ne compte pas plus de dix personnes. Des hommes en jeans et baskets qui combattent avec leur smartphone et leur ordinateur portable: ils collectent des informations sur Daech, dressent des listings avec les noms et les fonctions des soldats et mènent l’enquête sur les candidats à la désertion. "Daech a tenté de nous piéger avec de faux déserteurs", raconte Mahmoud Oqba, de la brigade Thuwwar Rakka. "On met les candidats à la désertion sous surveillance alors qu’ils sont encore à l’intérieur pour connaitre leurs habitudes et leur comportement. On leur pose et repose des questions, comme ça on arrive à savoir qu’ils sont sincères", poursuit-il.
La cellule a bien compris l’intérêt de faire témoigner ces ex-combattants de l’EI. "Ils montrent le vrai visage de Daech. Cette réalité dont Daech ne veut pas. Parce que Daech n’a rien à voir avec les valeurs qu’il prétend incarner, comme le djihad ou l’islam. Daech est un ennemi de l’islam. Si les déserteurs se mettent à raconter ce qu’ils ont vu, ce sera catastrophique pour l’Etat islamique."
"Ce ne sont pas des 'gentils repentis'"
Sous couvert d'anonymat, ces déserteurs, des hommes entre 20 et 36 ans, originaires de Syrie ou de Jordanie, prennent la parole, notamment par gratitude envers ceux qui leur ont permis de fuir. "Ce ne sont pas des 'gentils repentis', comme on pourrait le croire", précise Thomas Dandois. Ces hommes ont rejoint les rangs de Daech parce qu’ils voulaient vivre dans un État islamique où régnerait un islam radical.
"Cette organisation me paraissait légitime. Il n’y avait pas de corruption chez eux", explique Abu Hodeifa, un Syrien de 28 ans. "Les groupes qui contrôlaient Rakka avant eux étaient très mauvais", déclare-t-il. "Et du temps du régime de Bachar al-Assad, il y avait aussi beaucoup de corruption, et aucun intérêt pour la religion."
"L’État islamique essayait de mettre en place des tribunaux islamiques qui jugent selon la parole de dieu. Et c’était ça le plus important: appliquer la charia sur la Terre", explique Abu Maria, un Syrien de 22 ans. "Punir, exécuter, faire couler le sang, tout ça peut paraitre barbare ou criminel pour les non musulmans, poursuit-il. Mais nous, quand on coupe la main d’un voleur, on protège les biens des gens qu’ils soient musulmans ou non. Et quand tu punis un adultère, tu protèges l’honneur des gens. Quand tu exécutes un tueur, tu protèges aussi les gens."
"Un vrai lavage de cerveau"
Lorsqu'ils ont intégré l'EI, ces jeunes, désormais déserteurs, se sont d'abord rendus à Raqqa, le fief de l’organisation État islamique, où ils ont d’abord suivi une "préparation religieuse" pour apprendre les "piliers de l’Islam".
"C’était un vrai lavage de cerveau", témoigne Abou Oussama, un Syrien de 32 ans. "Après ça, tu es prêt à prendre un tank et à aller te faire exploser n’importe où". Les apprentis soldats ont ensuite suivi un entrainement militaire très éprouvant. "Ils faisaient ça soi-disant selon la tradition du prophète. Alors on était tout le temps pieds nus sur la terre, sur les rochers, sur du verre", se souvient Abu Ali, un Jordanien de 38 ans. A la fin, les soldats ont été répartis dans différentes régions.
"Ils préfèrent tuer les leurs plutôt que de les voir prisonniers"
Abu Ali est devenu brancardier sur le front en Irak, près de Falloujah. "Là, j’ai vu les émirs ordonner aux combattants d’achever des camarades blessés. Ils préfèrent tuer les leurs plutôt que de les voir prisonniers", raconte-t-il, écœuré. Puis il est devenu gardien de prison, une expérience qui s’est avérée encore plus traumatisante. "J’entendais les cris de ceux qui étaient torturés. Des cris terribles. Et il y a eu ce crime : ils ont tué des Marocains qui voulaient rentrer chez eux. Un combattant est entré dans leur cellule et les a tous mitraillés. Je n’en pouvais plus."
L’histoire de deux très jeunes esclaves sexuelles offertes au gouverneur de Falloujah a porté le coup fatal à son engagement. Le gouverneur n’en ayant pas voulu, "les combattants ont commencé à se chamailler pour les avoir (…) Finalement, ils les ont exécutées (…) C’est le truc le plus fou que j’ai jamais vu (…) J’ai commencé intérieurement à regretter. Je me suis dit que je n’aurais jamais dû venir ici."
"Exécutés à cause de leur téléphone portable"
De son côté, Abu Hodeifa a été affecté à un checkpoint mobile à la fin de sa formation militaire. Il y a découvert les exécutions sommaires, pour des motifs dérisoires. "On a arrêté beaucoup de gens à cause de leur téléphone portable. Plusieurs d’entre eux ont été exécutés à cause de ça. Certains avaient des photos de Bachar al-Assad, des textos avec l’étranger, des messages d’insultes. Ils trouvaient les moyens de les accuser d’apostasie (NDLR: rejet de la religion islamique par un musulman)", raconte-t-il. Ceux qui ne pouvaient pas présenter leur carte d’identité de l’État islamique étaient torturés, des combattants étrangers étaient emprisonnés sans raison. Quant aux émirs, les hauts placés de l’organisation, ils s’attribuaient les voitures les plus chics, les plus belles maisons, pillaient les banques et récoltaient les impôts sans jamais les redistribuer.
Finalement, c’est lorsqu’une femme, chargée par l’État islamique de repérer les filles à marier, a proposé la main de sa sœur à un combattant tunisien qu’Abu Hodeifa a décidé de quitter l’organisation. "J’étais contre les mariages des filles de Raqqa avec les combattants étrangers. Ils ne les prennent pas en tant qu’épouse, mais juste pour le plaisir. Alors j’ai trouvé des excuses, j’ai inventé une histoire de décès dans ma famille. J’ai fait partir les miens et après j’ai déserté."
"Les personnes exécutées, on les jetait dans le trou"
Abu Maria, devenu un soldat respecté et craint, a lui aussi été dégoûté par les exactions de l’EI : "Ils exécutaient des gens avec des couteaux mal aiguisés juste pour faire souffrir la personne et mutiler son corps. Beaucoup d’émirs ont fait ça. Ils ont dégradé l’image de l’organisation, du califat et l’image des musulmans." Les personnes exécutées sont jetées dans un grand trou, "Al Houta", explique-t-il. Un jour, on l’a chargé d’y récupérer le corps d’un journaliste. En descendant dans ce charnier, il a découvert le corps d’une femme en robe de mariée, sans tête. "J’ai commencé à poser des questions sur ça, raconte-t-il. On m’a dit qu’elle avait été arrêtée le jour de leur mariage parce qu’elle était maquillée et qu’elle ne s’était pas couvert les cheveux. Le mari a été jugé impur pour l’avoir laissé faire. On les a tués tous les deux pour ça et on les a jetés là."
"Où est l’Islam quand j’égorge une femme ?"
Abu Oussama a lui aussi déchanté après avoir découvert les atrocités et l’ultraviolence de la vie sous le joug de Daech. "J’étais épuisé mentalement quand j’étais là-bas. Même dans mes rêves, je vois le sang. Même dans mes rêves, je me vois en train d’égorger un être humain. J’espère pouvoir oublier", déclare-t-il. "Où est l’Islam dans le fait d’égorger un enfant ? Où est l’Islam quand j’égorge une femme ? Où est l’Islam quand on prend des femmes comme esclaves alors qu’elles sont elles-mêmes musulmanes ? Ce n’est pas ça l’Islam. Tout cela, je l’ai vu de mes propres yeux. On jetait des gens dans des fosses communes par milliers, des enfants. Un jour viendra, l’État islamique tombera et on saura que j’ai dit la vérité."
Abu Ali, qui traine aussi derrière lui ces visions d’horreur, adresse un dernier conseil à ceux qui seraient tentés de suivre le chemin qu’il a emprunté: "Si tu recherches un État islamique, alors Daech n’est pas l’état que tu recherches. Ce n’est pas un état. Ça n’a rien d’islamique. Ce sont des criminels. Ne venez pas ici pour le regretter après."
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