Une route étroite et usée mène en Virginie occidentale, sur les contreforts des Appalaches, jusqu'au Fortitude Ranch, un camp retranché forestier où un groupe de survivalistes se prépare à un effondrement du monde depuis bien avant l'arrivée du coronavirus.
Boîtes de conserve format familial, seaux de nourriture lyophilisée pouvant être stockée pendant 25 ans, riz, farine... Les responsables du site n'ont pas attendu que se vident les étagères des magasins pour constituer leurs provisions, soigneusement rangées dans un bunker, sous un mètre de terre et de béton armé.
Précautionneux devant l'Eternel, ils ont aussi amassé deux denrées devenues presque introuvables avec la psychose actuelle: papier toilette et masques de protection.
"Ça vaut une fortune aujourd'hui!", plaisante Steve René en faisant visiter le domaine de 40 hectares comme s'il s'agissait d'un village de vacances. Ce qu'il est un peu d'ailleurs.
Car quand l'apocalypse ne guette pas, les adhérents du Fortitude Ranch -- "Préparez-vous au pire, profitez du moment", enjoint le slogan -- ont accès aux installations jusqu'à 14 jours par an pour venir se mettre au vert, randonner ou pêcher la truite dans un cours d'eau au nom opportun, la Lost River (rivière perdue).
Affable et rationnel, Steve René, le gestionnaire du site de Virginie occidentale (il en existe pour l'instant un autre dans le Colorado), tient d'entrée à balayer les clichés sur les survivalistes, aussi appelés "preppers": "Nous ne sommes pas une bande d'illuminés qui pensons que la fin du monde est pour demain".
Effondrement, soulèvement
"Nous ne sommes pas militaristes. Nous n'avons aucun lien avec des milices, ou quoi que ce soit dans le genre", insiste sous sa chemise brune impeccablement repassée cet ancien soldat, qui était de l'opération "Tempête du désert" en 1991 contre l'Irak.
Des postes de guet se dressent tout de même aux quatre coins du site et un fusil de gros calibre, capable d'immobiliser des véhicules blindés, est exposé dans le salon du ranch pour convaincre les nouvelles recrues potentielles du sérieux de leur entreprise.
"Les gens désespérés font des choses désespérées", justifie le responsable, seul ce jour-là, un vendredi 13, au milieu des arbres dénudés.
Plus que l'invasion d'une puissance étrangère, lui et ses acolytes craignent que l'on vienne s'en prendre à leurs moyens de subsistance si l'ordre public venait à disparaître du fait d'une guerre nucléaire ou bactériologique, d'un effondrement économique, d'un soulèvement politique, d'une pandémie ou d'un peu de tout ça.
"C'est évidemment assez peu probable, mais la possibilité existe", assure-t-il. "Si vous n'y êtes pas préparé d'une façon ou d'une autre, vous n'avez nulle part où aller, aucune option, tout le monde se bat pour survivre et les choses dégénèrent".
Un comité de cinq personnes, dont il fait partie, déciderait en situation d'urgence d'activer le "scénario catastrophe". Tous les adhérents seraient immédiatement invités à rejoindre le camp, auquel on ne pourrait alors franchir l'entrée, barricadée, qu'à condition de connaître un mot de passe tenu secret.
En cas d'épidémie mortelle, la température de chaque nouveau venu serait contrôlée au moyen d'un thermomètre sans contact avant qu'ils ne puissent profiter pleinement, en communauté, de l'écosystème autosuffisant, avec puits, panneaux solaires, équipement radio, cultures en serre, poules, chèvres et vaches, déjà négociées auprès d'agriculteurs locaux, et fosse pour incinérer les éventuels corps contaminés.
Une "assurance-vie"
Le créateur de la "franchise" Fortitude Ranch, Drew Miller, ancien spécialiste du renseignement militaire, diplômé de Harvard, espère compter à terme une douzaine de camps comme celui-ci à travers les Etats-Unis.
Face aux "bunkers de luxe" pour millionnaires, ce chef d'entreprise s'adresse lui clairement aux classes moyennes, avec un prix d'entrée à 1.000 dollars par an et par personne pour l'option low-cost: une place dans un dortoir sommaire sous terre.
"Il faut le voir comme une assurance-vie qui protège vraiment votre vie plutôt que de payer pour vous enterrer", vend Steve René, qui affirme pouvoir accueillir jusqu'à 500 personnes dans les différents bâtiments du site de Virginie occidentale, situé à un peu plus de deux heures de route de la capitale, Washington.
Les appels et courriels sont de plus en plus nombreux à mesure que grossit la pandémie de coronavirus. Des gens inquiets qui avaient déjà l'idée du survivalisme "dans un coin de leur tête" ou d'autres qui en voient désormais "le besoin", dit l'ancien militaire.
Un ordinateur portable est ouvert à côté de lui sur une carte montrant en temps réel la propagation du virus. Aucun point rouge ne recouvre les environs: la Virginie occidentale était lundi le dernier Etat américain à n'avoir encore déclaré aucun cas de coronavirus. Coïncidence?
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