Le président du tribunal de première instance francophone de Bruxelles, Luc Hennart, est vivement opposé à l'idée du ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), qui a évoqué dimanche la possibilité d'une modification de la loi afin de rendre impossible la suspension du prononcé envers une personne poursuivie pour viol.
Mercredi, un animateur radio d'une trentaine d'années était jugé à Gand pour viol et a obtenu une suspension du prononcé, n'écopant d'aucune peine, sauf une indemnisation de 4.500 euros à verser à la victime. Il n'avait pas nié les faits, qui s'étaient produits fin 2014.
Une forme de clémence qui doit être toujours possible pour les juges
"Quand on dit qu'il ne faudrait plus permettre la suspension du prononcé de la condamnation pour un viol, je pense qu'on confond tout. Le juge, il est face à une situation déterminée et on ne le répétera jamais assez", commente ce lundi M. Hennart dans la Dernière Heure. "Le juge ne dit pas la vérité absolue; la vérité absolue n'existe pas. Le juge dit : dans un cas particulier, voilà selon moi ce qui s'est produit. Ici : il a estimé qu'il y avait viol; à la limite, il aurait pu aussi dire dans le même contexte qu'il n'est pas établi à suffisance que l'homme a agi sans avoir le consentement et il aurait pu l'acquitter. On aurait dit quoi alors ? Il faut supprimer la possibilité d'acquittement pour les viols", s'interroge le magistrat.
"La suspension du prononcé : cela veut dire qu'on reconnaît les faits mais qu'en raison des circonstances particulières qui entourent l'affaire, il y a là une décision qui apparaît au juge de nature à rétablir une forme de paix sociale. C'est aussi ça la bonne justice : faire un rappel à l'ordre sans nécessairement basculer dans quelque chose qui va conduire à une inscription au casier judiciaire, à un emprisonnement, à une perte d'emploi", ajoute-t-il.
"Le système judiciaire aurait besoin d'une réforme profonde en matière de viol"
Une association comme Garance juge la proposition du ministre plutôt positive mais sans enthousiasme débordant. L'ASBL, active dans la prévention des violences, a indiqué lundi qu'elle accueille plutôt positivement la proposition, tout en regrettant la politique "uniquement réactive" des autorités et en soulignant qu'une réforme bien plus fondamentale est nécessaire. "C'est 'sympathique' du ministre de s'inquiéter de ce cas, mais il faudrait aller beaucoup plus loin. (...) Le système judiciaire aurait besoin d'une réforme profonde en matière de viol", résume la directrice, Irene Zeilinger. Selon elle, les problèmes rapportés sont nombreux dans la manière dont la police et la justice traitent les plaintes pour viol.
Il est question notamment de préjugés fort présents au sein de la police, ou encore de recours non systématique aux analyses ADN, jugées trop couteuses dans certains cas. "On ne se pose pas les questions fondamentales sur un système qui pour le moment ne fonctionne pas", regrette Irene Zeilinger. "Des études comparatives ont montré qu'en Europe, le nombre de plaintes pour viol augmente alors que le nombre de condamnations reste relativement stable. En Europe occidentale, on estime que de 4 à 10% des plaintes pour viol déposées à la police aboutissent à une condamnation. Quand on sait que seuls 10% environ des victimes portent plainte... La proposition de Koen Geens ne représente qu'un tout petit élément par rapport à l'ensemble des problèmes".
"Nous demandons depuis très longtemps une systématisation des peines"
Les mêmes chiffres sont mis en avant par Viviane Teitelbaum, présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique. Celle-ci "salue la proposition" du ministre, surtout au regard de la petite proportion de condamnations, qui sont d'ailleurs "souvent faibles ou concrétisées en une obligation de suivre une formation ou un suivi", estime-t-elle. "Nous demandons depuis très longtemps une systématisation des peines" et une sévérité plus stable à l'égard des auteurs de viol, et la proposition de Koen Geens "va dans ce sens", conclut-elle.
"Faisons confiance au juge"
Laurent Kennes, avocat et maitre de conférence à l'ULB, juge quant à lui "aberrante" l'éventualité d'interdire la suspension du prononcé en cas de viol. Ayant lui-même défendu des prévenus et des victimes, il souligne "l'énorme diversité de faits" qui se cache en réalité derrière cette prévention. "Faisons confiance au juge", martèle-t-il. La suspension du prononcé est déjà aujourd'hui "exceptionnelle" dans les procès pour viol, indique l'avocat. Les faits qu'on imagine de manière classique, soit une jeune femme agressée en rue par un total inconnu puis violée, "n'aboutiraient jamais à une suspension du prononcé", souligne Laurent Kennes. Mais en-dehors de telles situations, les faits de viol connaissent une variété qui rend chaque situation unique, d'où l'intérêt de mettre à disposition du juge "un panel le plus large possible" de solutions.
"Quand le fait a lieu dans une relation très proche, il arrive parfois que la victime souhaite avant tout qu'il soit reconnu comme tel"
Parmi celles-ci, la suspension du prononcé de la condamnation permet en fait (dans des cas bien précis et sous certaines conditions) de reconnaitre la culpabilité d'un prévenu tout en ne lui imposant pas de peine et sans que la décision du juge n'apparaisse officiellement dans son casier judiciaire. Ce dernier point n'est pas sans importance quant à l'emploi du prévenu, par exemple. Dans les faits de viol, on retrouve en réalité aussi les cas "d'adolescents amoureux", ou "des couples mariés qu'on voit arriver, trois ans plus tard, au tribunal main dans la main", indique Laurent Kennes. "Quand le fait a lieu dans une relation très proche, il arrive parfois que la victime souhaite avant tout qu'il soit reconnu comme tel, sans forcément de condamnation", ajoute-t-il, tout en soulignant aussi la problématique des délais parfois fort longs, qui font qu'un prévenu comparaît au tribunal des années après les faits.
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