A Charleroi, certaines drogues se consomment parfois en pleine rue, à la vue de tous. Un fléau bien connu des autorités et services de police qui tentent de l’endiguer, à coups de plans et nouvelles mesures.
Samedi, 14 h. Corentin profite de son après-midi pour une balade en famille. A quelques mètres de l’entrée principale du centre commercial Rive Gauche, il découvre l’impensable. "Deux femmes étaient en train de consommer du crack à la vue de tous, et surtout des enfants", nous confie-t-il, désespéré.
Une bouteille d’ammoniaque aux pieds, le regard vide et les mains tremblantes, elles s’évadent. A cet instant, leur drogue semble être leur seule préoccupation. "J’ai été leur dire de consommer ailleurs en expliquant qu’il y avait des enfants. Mais c’est comme si je n’existais pas. Elles étaient sur une autre planète, comme explosées par leur drogue", raconte Corentin.
Cet agent de gardiennage a l’habitude de croiser des drogués lorsqu’il travaille en soirée, mais en plein jour, c’était une première. Une dimension parallèle qui surgit en pleine ville. Car à quelques mètres de ce lieu de drogue improvisé, des riverains font leurs courses et des enfants jouent, en toute insouciance. "C’est un ras-le-bol général car rien ne change. Le sentiment de saleté et d'insécurité est de plus en plus palpable dans cette ville", regrette Corentin. Cet agent de gardiennage décrit ce qui semblait être, selon lui, la consommation de crack. Nous n'avons cependant aucune certitude à ce jour qu'il s'agissait bien de cette drogue dure.
Le crack est une drogue proche de la cocaïne. Il s’agit d’un mélange de cocaïne, d’ammoniaque et de bicarbonate de soude. Elle se présente sous forme de petits cristaux. On chauffe, on fume ou on inhale les vapeurs… Et on se détruit. Cela créé des petits craquements. D’où son nom.
L’euphorie avant la descente
Le passage de la substance dans le cerveau est immédiat. Les effets surviennent en quelques secondes à peine. Le crack procure un état d’euphorie et stimule les performances intellectuelles et physiques, ce qui apporte une grande énergie à l’usager. Mais ces effets sont de courte durée. La "descente" plonge dans un état d'angoisse et de dépression qui incite à une nouvelle consommation.
Ses effets sur la santé sont particulièrement dangereux. "Une fois que ces modes de consommation se chronifient, le scénario est souvent le même : la cocaïne procure un bien-être éphémère qui laisse place aussitôt à une sensation pénible, de sorte que l’usager aura tendance à en reprendre pour éviter le malaise", écrit Infordrogues sur son site internet.
A long terme, l’usage régulier de crack peut conduire à une forte dépendance et causer des dommages irrémédiables au cerveau et à la fonction cognitive. La consommation de crack peut aussi entraîner un état de paranoïa et des hallucinations. Existe-t-il un profil de consommateur de crack? "Carolo Contact Drogues", un service dépendant du CPAS de Charleroi, nous assure qu'il est très difficile le portrait-type d'un utilisateur de cette susbtance.
"Le consommateur de crack ne peut pas être facilement catégorisé. Il s'agit généralement d'une personne en situation de grande précarité. L’aspect compulsif lié à la consommation de ce type de produit et le fait qu’il n’existe pas de traitement de substitution font que les consommateurs sont souvent amenés à consommer là où se trouve le produit (en croisant une connaissance, près du lieu de deal)", nous renseigne un porte-parole de l'organisme.
A Charleroi, la problématique de la consommation de drogue, dures ou douces, en rue, est bien connue. A noter que la consommation de crack est marginale. La consommation réelle se tourne principalement vers l'héroïne ou la cocaïne. "C’est un phénomène que nous connaissons depuis des années puisqu'il génère toute une série d'incivilités que nous constatons ou qui nous sont dénoncées. Charleroi, comme toutes les grands villes, y est confronté", nous indique David Quinaux, porte-parole de la police locale.
Le sentiment d’impunité des toxicos en rue est quasi-total
En 2017, dans le cadre de consommation de drogue en rue, 52 dossiers de médiation ont été établis, impliquant 120 personnes. "Carolo Contact Drogues" tente d'établir un lien social avec les usagers de drogues, bien souvent isolés et en perte de repères. Des éducateurs de rue sont là pour "créer du lien, présenter l'offre de soins et essayer de réduire les nuisances publiques liées à ces usages", nous rapporte une porte-parole.
Ils travaillent en collaboration avec l'abri de nuit, l'équipe de psychologues de rue et la cellule SDF. "Cette mission de médiation permet de favoriser le vivre ensemble dans les quartiers où se cristallisent ces nuisances sociales", nous explique-t-on. "Il n’est pas toujours facile d’accompagner des personnes qui ne formulent pas de demande d’aide mais nous nous employons à proposer notre offre de services et à l’adapter aux réalités rencontrées quand nécessaire", insiste le CPAS.
Lors de son arrivée en Europe dans les années 80, le crack était d’abord consommé en cachette. Parkings souterrains, bois, squats, etc. Mais au fil du temps, les usagers se terrent de moins en moins et choisissent la voie publique pour se shooter. L’acte est devenu banal, avec les conséquences que cela implique. "Chaque jour, plusieurs appels de riverains font état de consommation près de chez eux sur la voie publique", indique David Quinaux. Avant d’ajouter: "Il paraît évident que les faits de consommation en rue ne font que s'accroître au fil du temps et ce depuis la fin des années 60. Le sentiment d’impunité des toxicos en rue est quasi-total".
Pour faire face à ce fléau, la police de Charleroi mène, depuis 2002, un plan visant à lutter contre le trafic de stupéfiants et les incivilités qu’il engendre. La section stupéfiants de la police judiciaire locale (ORA) est chargée de constater et d’interpeller les dealers. Sur le terrain, elle est aidée du Peloton Sécurité et Ordre Public (PSO). La loi punit la détention de stupéfiants nous rappelle David Quinaux. Sa consommation fait l’objet d’une "faible priorité de la politique des poursuites".
S'inspirer "drug courts" établies aux Etats-Unis
Du côté de la justice, la lutte contre les drogues et ses nuisances est une priorité, nous assure-t-on. Le parquet de Charleroi prévoit la création d’une Chambre destinée aux détenteurs de drogues, nous explique Vincent Fiasse, procureur du roi. A Gand, cette initiative existe déjà. La chambre de traitement de la toxicomanie (CTT) y a été établie à Gand sur le modèle des "drug courts" existant aux Etats-Unis et au Canada. Il s'agit d'une section du tribunal spécialement consacrée aux dossiers impliquant des toxicomanes. Ceux-ci sont orientés vers un service d'assistance, grâce à un assistant social présent aux côtés des acteurs traditionnels du procès.
A Charleroi, l'initiative devrait voir le jour en janvier 2020. Le but étant d'"envisager une autre approche au niveau de la sanction sur les personnes qui commettent des infractions pour consommer des drogues", nous précise Vincent Fiasse. Cela veut dire que les personnes commettant des vols ou dealant afin d'obtenir de l'argent pour se shooter sont concernées. Afin de permettre la création de cette CTT, des partenariats avec différents acteurs sociaux ont été établis. La maison de justice de Charleroi se retrouve ainsi associée au projet et affectera deux assistants de justice à mi-temps pour travailler dans cette CTT.
Une chambre de traitement de la toxicomanie, pour quoi faire?
"Les toxicomanes ont besoin d'un suivi immédiat. Or pour l'instant, après leur condamnation, du temps s'écoule avant la mise en place d'un suivi", nous fait savoir Vincent Fiasse. La chambre de traitement de toxicomanie entend réduire ces délais en permettant une prise en charge immédiate, avant même que la condamnation ne tombe. "Les personnes vont être citées à comparaître par le parquet devant cette chambre. On va leur détailler un plan de reclassement avec des conditions telles que le traitement de leur toxicomanie ou trouver un logement par exemple. Lors de cette première audience, elles devront dire si elles sont d'accord ou non avec ce plan. Si c'est le cas, plusieurs audiences seront prévues, à un rythme soutenu, afin de constater si les exigences ont été respectées", expose le procureur du roi.
Si le plan de reclassement est considéré comme une réussite, la justice en tiendra compte dans le prononcé de sa condamnation. "Cela pourra même aller à une suspension du prononcé dans certains cas", ajoute Vincent Fiasse. A sa mise en place en 2020, peu de dossiers seront traités. "Au début, on va voir comment cela fonctionne et si les gens acceptent de participer", précise le procureur du roi qui nous assure que ce système est parfaitement gérable "pour le parquet et le tribunal".
Rien de plus facile que se procurer des produits illicites en prison.
"Nous sommes parvenus à dégager un temps-plein, nous indique Philippe Gheysen, directeur de la maison de justice de Charleroi. Deux assistantes de justice à mi-temps vont porter le projet". Concrètement, à quoi consiste leur travail? Le directeur de la maison de justice nous indique que ces employés assisteront aux audiences et rencontreront le préjudiciable "directement après sa sortie de l'audience". "Elles analyseront son parcours et lui proposeront un suivi spécialisé", détaille Philippe Gheysen.
Le but est de prendre en charge très rapidement les toxicomanes afin de leur permettre de soigner leurs addictions. "Le tribunal sera régulièrement informé de l'avancée de cette prise en charge. La problématique de la toxicomanie exige une prise en charge rapide. On veut donc un suivi plus présent et réactif", éclaire le directeur de la maison de justice.
La mise en place d'une CTT entend également permettre une alternative à l'emprisonnement. "On sait très bien qu'il n'y a rien de plus facile que de se procurer des produits illicites en prison. L'emprisonnement ne peut pas solutionner un problème de toxicomanie", assure Philippe Gheysen.
Des assistants chevronnés pour encadrer cette nouvelle mission
Dans un rapport publié en janvier 2018, l'Institut National de Criminalistique et de Criminologie (INCC) dresse le bilan de la CTT établie à Gand. 80% des personnes passées par le CTT ont présenté une amélioration dans leur comportement à l'égard de la criminalité. Pour 3/4 d'entre elles, l'INCC constate une absence de récidive au cours de 18 mois qui ont suivi leur parcours CTT.
L'étude compare également un échantillon de personnes ayant été jugées selon le parcours classique à celles suivies en CTT. On constate alors 38,8% de récidivistes pour le groupe dit CTT contre 56,1% pour le groupe ayant suivi le parcours classique. Au regard de ces chiffres, le travail effectué par la chambre de traitement de la toxicomanie de Gand semble porter ses fruits. Dans cette même étude, des anciens "clients CTT" se confient.
"On se parle et ainsi on trouve une solution. Si le juge et le procureur restent amicaux avec vous, vous ne les craignez pas, vous leur dites la vérité et ainsi ils connaissent votre problème. Ce n’est qu’alors qu’ils peuvent essayer de le résoudre. On pourrait dire qu’ils ne voient pas les personnes comme des criminels, mais comme des patients", lâche l'un d'entre eux.
Pas question cependant de bannir systématiquement la peine d'emprisonnement. Si le délit requiert une peine de prison, elle sera prononcée, nous assure le directeur de la maison de justice de Charleroi.
Philippe Gheysen, nous révèle avoir fait appel à des assistants "chevronnés, ayant plusieurs années d'ancienneté", pour remplir cette nouvelle mission. "J'ai donné la priorité à des personnes ayant marqué un intérêt certain à encadrer des personnes toxicomanes. J'ai veillé à ce qu'elles aient traité de nombreux cas de ce genre. Je me suis également assuré qu'elles aient envie de travailler avec un public toxicomane, chose qui n'est pas toujours aisée", conclut Philippe Gheysen.
Afin de comprendre la prise en charge de personnes toxicomanes, nous nous tournons vers l'association Trempoline, localisée à Châtelet. Depuis 1985, cette Asbl accueille les personnes confrontées à des problèmes d'assuétudes. Nathacha Delmotte, directrice générale de l'Asbl, nous explique que la plupart des personnes prises en charge sont des héroïnomanes et cocaïnomanes. "Depuis 10 ans, nous avons eu un seul cas dans le cadre de consommation de crack", nous précise-t-elle. Cela ne veut cependant pas dire qu'aucune personne accro au crack ne pousse les portes de l'Asbl. "Aujourd'hui, il peut être difficile de savoir si c'est du crack ou de la cocaïne diluée", nous précise la directrice.
Trempoline fait face à deux types de profils: les personnes qui viennent de leur plein gré et celles qui sont sous le coup d'une condamnation avec conditions judiciaires. Dans certains cas, le tribunal peut exiger une prise en charge médicale ainsi qu'un accompagnement avec Trempoline dans le but d'une réinsertion. L'Asbl a la particularité de n'accueillir que des personnes sevrées. Le but étant de les conduire progressivement vers une réinsertion dans la société par le biais de formations notamment.
Les personnes qui font appel à Trempoline sont écoutées et accompagnées dans leur vie personnelle et professionnelle. Assistants sociaux, psychologues, médecins et criminologues composent notamment le personnel de l'Asbl.
Dans le cadre de la mise en place d'une CTT, l'association sera associée au projet. A l'heure actuelle, elle participe aux discussions menées afin de trouver sa place dans ce nouveau projet. "Seul, on est peu forts. Il est important de s'associer", nous résume Natacha Delmotte. La capacité maximale de l'Asbl est de 41 lits. "En hiver, vous comprenez qu'il est difficile de trouver une place", nous précise la directrice.
Bientôt une salle de shoot?
Pour lutter contre les ravages des drogues, plusieurs alternatives sont pensées par les autorités. Pour le CPAS, une salle de consommation (communément appelée salle de shoot) pourrait être une solution. L'organisme travaille actuellement sur une proposition de modèle intégré de salle de consommation. "Cela signifie que, au-delà d’un lieu de consommation, ce dispositif puisse permettre de créer des ponts avec les services d’aide, de cure et d’insertion sociale mais aussi de développer un travail pédagogique permettant de sensibiliser ces personnes aux conséquences sociales liées à leurs comportements", nous précise un porte-parole.
Du côté du parquet de Charleroi, une telle initiative n'est pas vue du bon œil. Lors de la consultation effectuée par la commune, le parquet de Charleroi avait émis un avis défavorable à l'installation d'une salle de consommation dans la commune. "Nous ne pensons pas que mettre à disposition un lieu pour consommer des drogues soit une bonne idée. Que se passera-t-il si une overdose est faite dans un lieu mis à disposition par la commune ?", s'inquiète Vincent Fiasse.
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