Ce n’est pas nouveau. Depuis plusieurs années, les employeurs affirment éprouver des difficultés à engager du personnel dans le domaine de l'informatique (IT). Alors pourquoi un Bruxellois diplômé en informatique ne parvient-il pas à trouver un job ? Les métiers de l’informatique sont-ils vraiment (tous) en pénurie ? Voici un tour d’horizon de la situation.
Au début de cette année, le VDAB a annoncé tester une nouvelle piste pour faire face à la pénurie "gigantesque d’informaticiens" en Flandre. L’office flamand de la formation et de l’emploi va se tourner vers le Maroc pour engager 30 personnes ayant le profil recherché.
L’annonce de ce projet pilote a fait "bondir" Youssef qui nous a contactés via notre bouton orange Alertez-nous. "Cette pénurie, c’est une farce", assure ce Bruxellois de 39 ans. Il y a deux ans, le trentenaire a obtenu un diplôme de bachelier en informatique de gestion dans une haute école bruxelloise. "Depuis lors, je cherche un emploi dans l'informatique (IT). Sans succès. Malgré tous mes efforts, envoi et mise en ligne de mon CV, entretiens et rencontres avec des recruteurs, contacts dans le secteur, je ne parviens pas à trouver un job. Et je ne suis pas le seul", affirme-t-il.
Ce témoignage pose évidemment question. Cette pénurie est-elle réelle ? Quels sont les chiffres en la matière ? Pour le savoir, nous avons interrogé plusieurs acteurs à ce sujet.
Tout d’abord, il faut préciser que le mot "informaticien" est plutôt vague. Il regroupe en réalité une quinzaine de professions différentes (analyste, programmateur, développeur, gestionnaire de réseau, technicien de maintenance, spécialiste réseaux, etc.).
Et on peut dire que la majorité de ces métiers de l’informatique est en pénurie dans tout le pays. Concrètement, cela signifie qu’il manque des candidats sur le marché de l’emploi au regard de la demande des entreprises.
Bruxelles: "En 2017, on avait moins d’un candidat par offre d’emploi"
La pénurie est confirmée tout d’abord par Actiris, l’office régional de l’emploi à Bruxelles. L’étude annuelle la plus récente concernant les fonctions critiques date de 2017. Et la profession d’"informaticien" en fait bien partie.
Au total, 2.385 candidats ayant un profil IT ont été inscrits à un moment donné cette année-là. Si on compare ce nombre avec celui d’offres d’emploi envoyées à Actiris en 2017, les chiffres sont édifiants. "On avait moins d’un candidat par offre d’emploi pour la plupart des métiers IT", révèle Jan Gatz, porte-parole d’Actiris.
Comment expliquer cette situation critique ? Il y a bien sûr l’aspect quantitatif, soit un nombre de demandeurs d’emploi trop bas pour satisfaire les demandes des employeurs. C’est le cas pour quasi tous les métiers en IT, sauf pour les techniciens qui sont plus nombreux. Le problème ne fait que s’accentuer au fil des ans. "Sur cinq ans, le nombre d’offres d’emploi que l’on a reçues pour des profils IT a augmenté de 70%. Il y a donc vraiment beaucoup de créations d’emploi dans le secteur. Par contre, le nombre de chercheurs d’emploi bruxellois ayant un profil IT a lui baissé de 20%. La tension entre l’offre et la demande a donc augmenté", souligne le porte-parole d’Actriris.
L’aspect qualitatif explique également cette pénurie, et ce pour tous les métiers de l’informatique."Ce que l’employeur veut comme profil ne correspond pas à ce que les candidats ont à offrir. Quelles sont les raisons ? Ce sont aussi bien les connaissances des langues que la connaissance des logiciels IT. Les entreprises ont des besoins assez précis. Et quand les candidats ne correspondent pas à 100% ou à 80% à leurs attentes, ils ne sont pas repris", explique Jan Gatz.
Wallnie: "Le nombre d’opportunités d’emploi dans l’informatique a fortement augmenté"
En Wallonie, le constat est le même. "Le nombre d’opportunités d’emploi dans l’informatique diffusées par le Forem a fortement augmenté ces dernières années", indique William Watelet, chef de projet au service analyse prospective des métiers et compétences au Forem.
"Dans la liste de métiers en pénurie de 2018, on retrouve les métiers de gestionnaire d’exploitation, d’analyste informatique, de développeur, de web développeur, d’analyste business et de chef de projet", détaille William Watelet.
Selon lui, le métier de développeur est de loin celui le plus demandé avec 1.360 offres d’emploi en Wallonie en 2018 suivi par l’analyste informatique (396 opportunités) et le gestionnaire d’exploitation informatique (385 opportunités).
"A l’inverse, le technicien de maintenance en informatique est un métier peu demandé sur le marché", dit William Watelet, confirmant les propos d'Actiris. Et la moitié des chômeurs inscrits au Forem sur un métier IT (environ 4000) ont justement un profil de technicien en informatique.
"C’est un cauchemar de trouver des profils IT"
Du côté des entreprises, c’est le même son de cloche. L’évolution technologique pousse les sociétés à recruter davantage. Et ce n’est pas une mince affaire.
"C’est un cauchemar de trouver des profils IT. C’est de plus en plus compliqué en raison du boom technique, les sociétés se digitalisent de plus en plus. Et il y a une multitude de technologies qui sont de plus en plus complexes. C’est donc difficile de trouver le bon profil. D’ailleurs, on travaille davantage en équipe pour regrouper les connaissances", confie le responsable d’une équipe de développeurs logiciels d’une société privée bruxelloise.
Actuellement, il est désespérément à la recherche d’un développeur senior. "Malheureusement les personnes ayant ce profil préfèrent souvent être indépendants pour devenir consultants."
"D’année en année, cette pénurie d’experts numériques augmente. Il y a cinq ans, on dénombrait 10.000 postes IT vacants. Et actuellement, on en compte 16.000", assure Patrick Slaets, responsable du service des études chez Agoria, la fédération des entreprises de l’industrie technologique.
"Un diplômé qui veut travailler dans l’informatique, il trouve normalement un job en quelques mois sans problème", ajoute-t-il.
Un problème de niveau de diplôme ?
Pourquoi Youssef ne réussit-il alors pas à décrocher un emploi ? D’après ce Bruxellois, il a eu des dizaines d’entretiens et des contacts avec des chasseurs de tête… qui n’ont abouti à aucune signature de contrat.
Est-ce son diplôme qui pose souci ? Le trentenaire, qui bosse aujourd’hui en tant que chauffeur routier, dispose d'un diplôme d'un bachelier en informatique de gestion.
Pour le moment, il ne possède donc pas de master, uniquement organisé par les universités. A l’ULB, après un bachelier en sciences informatiques, les étudiants peuvent ainsi poursuivre leur formation pendant deux ans pour obtenir un master en sciences informatiques ou en bio-informatique. Depuis trois ans, l’Université libre de Bruxelles a également créé un master en cybersécurité, qui connait un succès fulgurant.
"Mais les études les plus prisées restent le bachelier suivi du master en sciences informatiques. Cette année, 252 élèves ont débuté cette formation. Ce qui est une hausse par rapport à la rentrée scolaire précédente (188 étudiants en première). On constate d’ailleurs une hausse constante du nombre de jeunes qui entreprennent ces études d’informatique", analyse Maryka Peetroons, secrétaire pour les étudiants en sciences informatiques à l’ULB.
"Il y a par contre proportionnellement toujours très peu de femmes. Elles sont 35 sur 252 élèves cette année. Ce qui est exceptionnel", précise-t-elle.
D’après Maryka Peetroons, ses étudiants n’éprouvent pas de difficultés à trouver du travail."Tous les jours je reçois minimum 2-3 offres d’emploi. Tous les profils IT sont recherchés. Les employeurs pleurent pour des informaticiens. La plupart de nos étudiants n’ont pas encore terminé leur mémoire qu’ils ont déjà une perspective d’emploi, surtout ceux qui ont effectué un stage en entreprise."
La secrétaire assure même que ceux qui arrêtent après les 3 ans de bachelier parviennent à entrer sur le marché du travail, tant la pénurie est réelle.
S’il est vrai que certaines entreprises privilégient un master et que celui-ci permet normalement d’obtenir un salaire plus élevé, un diplôme de bachelier en informatique de gestion, comme celui obtenu par Youssef, ouvre déjà pas mal de portes. Les débouchés sont variés et nombreux.
"Les personnes formées en informatique de gestion font partie des profils IT les plus recherchés", assure Patrick Slaets d’Agoria.
"Normalement tu trouves du boulot en 15 minutes"
"Si tu as un diplôme d’informatique de gestion et que tu es débrouillard, normalement tu trouves du boulot en 15 minutes. J’ai déjà eu des stagiaires pas très bons qui ont pourtant été engagés ailleurs après deux mois. L’informatique de gestion permet surtout de devenir développeur et c’est l’un des métiers qui souffrent le plus de la pénurie", confirme le responsable d’une équipe de développeurs logiciels d’une société privée bruxelloise.
D’ailleurs, tout comme à l’ULB, le département informatique de gestion à l’Institut Paul Lambin, une haute école bruxelloise, reçoit de nombreuses offres d’emploi. "Par semaine, on nous en envoie des dizaines. Lors de la dernière proclamation des diplômés, en octobre dernier, ils nous ont tous confié avoir déjà trouvé un emploi ou vouloir poursuivre leur formation", révèle Emmeline Leconte, chef du département informatique de gestion.
Elle n’a d’ailleurs pas de souvenir d’un ancien étudiant qui s’est plaint d’une expérience négative comme celle de Youssef. "Je suis étonnée par son histoire", confie la chef de département.
Le manque d’expérience, un frein ?
Visiblement, le diplôme n’est donc pas un problème. Ce que confirme Youssef lui-même. "Pour la majorité des emplois, mon bachelier est suffisant pour pouvoir postuler", témoigne le Bruxellois. "L'argument donné par les employeurs est invariablement le même "pas assez d’expérience". C’est quand même incroyable, comment voulez-vous avoir 5 ans d’expérience en sortant des études", s'insurge-t-il.
Le profil junior est-il vraiment un frein ? "Une expérience est souvent requise", admet William Watelet, chef de projet au Forem.
"Avoir des connaissances exactes dans un domaine grâce à une expérience professionnelle peut être important. Les exigences des employeurs sont souvent assez élevées et précises. Si elles ont besoin par exemple d’un web développeur, elles ne font pas prendre un autre profil", confirme Jan Gatz, porte-parole d’Actiris.
"L’expérience peut être importante. On essaie d’avoir tous les profils. Si on n’avait que des juniors ce ne serait pas possible. Je cherche d’ailleurs un senior pour élever le niveau global des travailleurs de mon équipe", confie également le responsable d’une équipe de développeurs logiciels.
Le fait qu’il s’agisse d’un marché très concurrentiel joue également un rôle. Pas mal d’informaticiens, en position de force, changent rapidement de travail afin de bénéficier de meilleurs avantages. Du coup, certains employeurs deviennent frileux à payer des formations aux profils juniors.
Je préfère attendre six mois pour trouver le bon profil
"Dans ce milieu, il y a un turn-over important. Donc, si on forme nos employés, on sait que cette formation ne sera pas rentable puisque le travailleur risque de partir une fois formé. C’est la raison pour laquelle on peut faire appel à des consultants pour un travail bien précis et une durée bien précise même si cela représente un coût", indique le responsable d’une équipe de développeurs logiciels.
"Et ce n’est pas non plus parce qu’il existe une pénurie que nous sommes prêts à prendre la première personne qui se présente. Je préfère attendre six mois pour trouver le bon profil", ajoute-t-il.
Mais certains employeurs décident tout de même de recruter des travailleurs sans expertise et se dirigent vers des formations internes. "Vu la pénurie, elles n’ont parfois pas le choix. Elles risquent en effet de rater des projets, ce qui peut avoir un impact sur leurs chiffres d’affaires", assure Patrick Slaets d’Agoria. Il se dit d’ailleurs étonné par la situation de Youssef. "C’est vrai qu’il y a des informaticiens qui ne trouvent pas de job, mais leur nombre est limité et tend à diminuer de plus en plus."
Au-delà de l’expertise, d’autres facteurs peuvent freiner l’accès à l’emploi: la maîtrise des langues (français, néerlandais et anglais), la flexibilité ou encore la mobilité géographique. Les emplois en IT sont concentrés dans le Brabant wallon, à Liège, à Bruxelles et en Flandre. Par ailleurs, il faut aussi posséder des compétences commerciales et communicationnelles. Pour de nombreux postes, l’aspect humain est très important parallèlement aux connaissances techniques.
Les travailleurs étrangers, "la dernière solution"
Pour combler leur manque de personnel IT, les sociétés vont-elles dès lors faire appel aux travailleurs étrangers ?
D’après Agoria, l’outsourcing est bien la dernière solution envisagée par les entreprises belges."C’est impensable de le faire, sauf pour des niches très spécifiques pour lesquelles on ne trouve vraiment personne dans notre pays", assure Patrick Slaets.
"Comme la pénurie est quasi générale en Europe et que dans tous les états membres personne n’a envie d’envoyer ses informaticiens dans un autre pays car ils en ont tellement besoin eux-mêmes, une des solutions qui restait, c’était de regarder juste au-delà des frontières de l’Union européenne. C’est pour cela que le VDAB a choisi le Maroc pour un projet pilote", explique Jan Gatz, porte-parole d’Actiris. En tout cas, l’office de l’emploi bruxellois n’a jamais mis en place ce genre de projet dans la capitale.
A l’avenir, cette tendance à embaucher des travailleurs venant de l’étranger pourrait toutefois s’amplifier. D’après les perspectives avancées par Agoria, le nombre de postes IT vacants va grimper à 60.000 en 2030.
Pour éviter une situation catastrophique et répondre au manque actuel, des entreprises privées ont décidé de créer une école d'intelligence artificielle. Elle vient de s'ouvrir dans les locaux de BeCode Brussels. Elle dispensera le mois prochain une formation gratuite de 10 mois. Une nouvelle qui va peut-être séduire Youssef.
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