Faire payer des frais supplémentaires pour des paiements par carte est interdit en Belgique depuis 2018. Mais certains continuent, comme Jean (prénom d'emprunt). Il explique qu'il demande 50 cents à ceux qui n'achètent que des paquets de cigarettes ou des cartes de téléphonie ou de bus. La faute aux prix fixes de ces biens, qui combinés aux coûts des transactions, réduisent ses bénéfices à quelques centimes par client. Mais il risque gros s'il venait à être dénoncé à l'Inspection économique, qui a encore enregistré 205 signalements l'an dernier.
Tout commence par une dénonciation d’un client à notre bouton orange Alertez-nous. "Mon libraire facture 50 cents de supplément lorsqu'on fait un achat via Bancontact. Je trouve cela révoltant et de plus, c’est illégal. Mais lorsque je lui ai fait la remarque, il a remis la marchandise en rayon en me retorquant qu'il y a d'autres librairies dans le coin", déclarait cet alerteur anonyme.
Et en effet, il est interdit en Belgique de réclamer des frais supplémentaires pour les paiements par carte (débit ou crédit) depuis le 9 août 2018. Avant cette date, le commerçant pouvait demander l’équivalent du coût du service uniquement, et non gagner de l’argent avec ce supplément.
Seulement 0,13€ de bénéfice sur un paquet de cigarettes
Le libraire accusé, que nous appellerons Jean pour préserver son anonymat, a accepté de témoigner : il assume totalement les faits. Voici son explication.
"Ce n’est pas systématique. Je ne demande les 50 centimes que très rarement. En fait je fais payer ce supplément uniquement pour tout ce qui est tabac, cartes de téléphonie ou cartes de bus, parce qu’on ne gagne rien ou quasiment rien dessus", explique-t-il.
Le problème de ces produits, c’est qu’ils ont un prix fixe que le commerçant ne peut pas augmenter pour couvrir ses coûts. C’est valable pour la presse, les produits du tabac, les jeux de la Loterie Nationale, les timbres, les cartes de téléphonie et les cartes de transports en commun. Tous les produits phares des librairies donc. "Tous mes collègues ferment. Les libraires, on ne gagne plus rien", insiste-t-il.
Il nous détaille ses marges : "0,78% sur les cartes téléphoniques à 5 ou 10€, 1% sur les timbres, 1 à 1,5% sur les cartes de bus et 2,1% sur le paquet de cigarettes le moins cher." Soit 13,02 cents de bénéfice sur un paquet de cigarettes à 6,2€.
0,13€ auxquels on retire encore 0,05€ de paiement par carte
Des marges qui se retrouvent encore grevées lorsque le client paie par carte. Car ce service a un coût pour le commerçant. Avec Worldline, le leader du marché, les prix sont de 2,07 cents par transaction jusqu’à 5€, 5,17 cents de 5,01€ à 10€, et 7,62 cents au-dessus de 10€.
À cela s’ajoutent d’autres frais liés au système Bancontact, dont un abonnement de 27,07€ par mois pour plus de 10 clients par jour. Sans compter l’achat ou la location du terminal ou encore la maintenance. Il existe ainsi des packs allant de 15€ à 135€ par mois, avec un certain nombre de transactions comprises et donc gratuites (60 à 2200). "Et là-dedans, on ne compte pas la ligne ADSL ou les rouleaux pour tickets. Un paquet de rouleaux, c'est 50€", ajoute encore Jean.
Résultat : "Avec mon comptable on a calculé que je suis entre 3200 et 3400€ de coûts de Bancontact par an." Et donc, lorsqu’un client n’achète qu’un paquet de cigarettes à 6,2€ et paie par carte, il faut retirer 5,17 cents à ses 13,02 cents de bénéfice. Il aura donc gagné 7,85 cents. C’est pour compenser qu’il en réclame 50 par transaction. Mais si quelqu’un achète autre chose, donc un produit sur lequel il peut choisir la marge qu'il gagne dessus, "comme un chocolat, alors je ne demande pas les 50 cents", précise-t-il tout de même.
Jusqu'à 100.000€ d'amende et un an de prison
Si la démarche expliquée et justifiée ainsi est compréhensible, elle n’en reste pas moins illégale. Et le SPF Economie peut sévir contre les commerçants comme Jean.
Premièrement, pour les identifier, "nous invitons tous les citoyens à introduire un signalement chaque fois que des frais lui sont comptabilisés par un commerçant en cas de paiement par carte que ce soit en magasin ou en ligne", rappelle Etienne Mignolet, le porte-parole du SPF Economie. Ces signalements se font en ligne sur le site pointdecontact.belgique.be, dans le domaine Facture et paiement sous le thème Frais à payer selon le moyen de paiement choisi. En 2021, l’Inspection économique a encore reçu 205 signalements à ce sujet.
Les commerçants comme Jean risquent gros : "Lorsque les services de l’Inspection économique disposent d’éléments suffisants comme des captures d’écran ou des bons de caisse annexé, une enquête est initiée. En cas d’infraction avérée, l’Inspection économique prendra les mesures utiles pour faire cesser cette pratique. L’arsenal des sanctions à sa disposition s’étend d’un simple avertissement à une amende pénale allant de 250 à 100.000 euros et/ou d’une peine de prison d'un mois à un an, ou encore une amende administrative", détaille le porte-parole qui précise que ces lourdes poursuites et amendes concernent surtout les récidivistes.
Le refus des cartes en-dessous d'un certain montant ne s'applique pas à son cas
Pourtant, Jean estime qu’il y a une faille dans la loi qui jouerait en sa faveur. "L’Etat a officiellement interdit le supplément mais attention, je suis couvert : la loi m'interdit de demander mais j'ai dans la loi le droit de refuser une vente. Donc s’ils ne sont pas d’accord, il n’y a pas de vente. Ils sont libres d’aller ailleurs." Pour Etienne Mignolet, ce n’est pas le cas. Le commerçant peut juste refuser tout paiement électronique en-dessous d’un certain montant en l’affichant très clairement au préalable. Ce qui n’est pas le cas ici.
De nombreux indépendants adopteraient le même comportement
De son côté, Christophe Wambersie, le secrétaire générale Wallonie pour le SNI (Syndicat neutre pour indépendants), dit comprendre la difficulté pour un certain nombre de commerces, dont les produits sont peu coûteux et, qui doivent couvrir les frais de paiement électroniques relativement élevés. "On conseille également à ces commerçants de fixer un prix plancher en-dessous duquel, il n’est pas possible de payer en Bancontact".
Selon lui, de nombreux indépendants adopteraient toujours le même comportement que Jean en réclamant illégalement un supplément pour paiement par carte. "Les petits commerces (sandwicheries, papeteries, librairies,…) sont toujours concernés par cette problématique."
Xavier Deville, président de Prodipress, la fédération qui regroupe les libraires indépendants en Wallonie et à Bruxelles, comprend également le point de vue de notre témoin, "par rapport à ses coûts et aux difficultés que le secteur connaît aujourd’hui. Maintenant, c’est illégal. Nous, on se bat pour continuer d’expliquer au gouvernement et à l’ensemble des acteurs qu’on ne comprend pas pourquoi un euro qui est imprimé est un coût sociétal, pris en charge par l’Etat, mais ici parce que l’argent passe par un moyen électronique, c'est au commerçant à le prendre en charge. Pourquoi ? Ce n’est pas logique. Que ce soit les banques qui en prennent la charge ou le client. Cela me semblerait plus correct."
Il donne d'autres exemples chiffrés pour expliquer pourquoi ces indépendants demandent de l'aide des autorités.
"Quand vous avez des pris fixes (pour 80% des produits), que ce soit pour le tabac, les journaux ou les produits de la loterie nationale, vous ne pouvez pas répercuter le coût demandé par votre opérateur sur le prix de vente public", indique-t-il. "Quand vous vendez pour 100 euros de produits de tabac, parfois vous avez 2 euros de bénéfices."
Le président de Prodipress souligne que les libraires ont peu de marge de manœuvre. "Aujourd’hui, la crise sanitaire a provoqué, pour ne pas utiliser d’argent liquide, une augmentation des coûts de paiement électronique. Donc, aujourd’hui, plus de la moitié des transactions dans les librairies est faite en paiement électronique. Difficile de refuser ça au client."
Xavier Deville formule quelques demandes au gouvernement. "Le gouvernement a théoriquement prévu d’imposer aux commerçants un paiement électronique d’ici juillet 2022. Donc il serait aussi logique de la part du gouvernement d’aider ces commerçants ou de trouver une parade qui permette de diminuer les coûts des paiements électroniques pour les commerçants qui ont de faibles marges. Chez un libraire on parle de 8 à 10 % de marge. Quand vous faites 1000 euros de chiffres d’affaires en vendant des cigarettes, des journaux,… vous avez 80 euros bruts dans votre poche. Il faut encore payer vos charges, votre loyer, votre électricité, votre gaz,… Si vous avez 200 euros de facture, ça fait mal", regrette-t-il.
Et de conclure: "Le paiement par carte donne certains avantages comme la sécurité. On n’a moins de cash et il arrive directement sur le compte. Mais pour l’instant, il y a beaucoup plus de désavantages pour les libraires. Il y a beaucoup de petites transactions. Vu le coût d’un journal, d’une boisson, d’un paquet de cigarettes, d’un timbre… Si ces petits montants sont à chaque fois payés par bancontact, ce n’est actuellement pas rentable pour un libraire."
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