Une nouvelle réglementation européenne exige des tatoueurs qu'ils utilisent un autre type d'encres. Mais les distributeurs de ces produits ne disposent pas de stocks suffisants pour répondre à la demande des professionnels.
Entrées en vigueur début d'année, les nouvelles restrictions européennes concernant les encres de tatouage mettent les tatoueurs dans une situation délicate. Les fabricants, la plupart américains, avaient un délais d'un an pour s'adapter à cette loi. Mais les encres conformes à la nouvelle réglementation tardent à arriver et, aujourd'hui, les distributeurs ne sont pas en capacité d'approvisionner les studios de tatouages. Rudy D'hollander, 42 ans, qui tient le studio wallifornia-ink à La Louvière, et gère le groupe Facebook de tatoueurs belges "Belgian Tattoo Alliance", tire la sonnette d'alarme via le bouton orange Alertez-nous : "Pour certains d'entre nous, c'est la peur et la panique. En l'absence d'alternative disponible sur le marché, ce sera la faillite".
Faute de pouvoir exclure leur risque pour la santé, la commission européenne a banni la plupart des encres de tatouage
Le 14 décembre 2020, la Commission européenne a modifié le le règlement REACH ("Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals", soit "enregistrement, évaluation et autorisation des substances chimiques"). De nouvelles restrictions ont été introduites sur les substances dangereuses telles que les encres utilisées pour le tatouage ou le maquillage permanent. Le règlement interdit 25 pigments jugés toxiques (jaunes, oranges et rouges) et restreint 4000 substances à de nouveaux seuils. "Ce n'est pas une diminution de la palette mais une interdiction de 98 % des encres sur le marché", estime Rudy D'hollander.
Le règlement REACH vise à protéger la santé humaine et l'environnement contre les risques liés aux substances chimiques. Or la Commission européenne a estimé qu’il n’était "pas possible d’exclure le risque de cancer et d’éventuels risques non liés à la cancérogénicité pour la majorité de ces colorants, principalement en raison du manque d’informations adéquates sur leurs propriétés dangereuses et sur le risque pour la santé humaine".
Les tatoueurs dénoncent "l'absence de données scientifiques" pour justifier cette interdiction
Karine Grenouille, secrétaire du Syndicat National des Artistes Tatoueurs et des professionnels du tatouage (SNAT), affirme qu'"en l'absence de données scientifiques, la nouvelle règlementation européenne s'est fondée sur les règles applicables aux cosmétiques, sans tenir compte d'aucune notion toxicologique ou épidémiologique". Et de conclure : "Les risques réels pouvant être associés aux encres de tatouage n'ont aucunement été évalués ou pris en compte".
Risques de provoquer des cancers, des mutations génétiques...
Hanna-Kaisa Torkkeli, porte-parole de Agence européenne des produits chimiques (ECHA), affirme que le nouveau règlement est "basé sur des études scientifiques disponibles à l'époque et sur les contributions factuelles des parties prenantes fournies lors de deux consultations". Il s'appuie également sur les travaux effectués par le JRC – Centre commun de recherche, le laboratoire de recherche scientifique et technique de l'Union européenne. Pour les substances visées par la réglementation, il existe, égrène-t-elle, des "risques de provoquer des cancers, des mutations génétiques, de perturber la reproduction, d’irriter la peau, des lésions oculaires..."
Selon l'ECHA, il appartenait aux professionnels de cette industrie de prouver le caractère inoffensif de leurs produits
L'ECHA souligne que toutes les parties prenantes pouvaient soumettre des informations pertinentes lors d'une consultation longue de 6 mois. Elle précise que la charge de la preuve, pour démontrer l'innocuité de ces produits chimiques, incombait à l'industrie de ce secteur. "Si des données scientifiques censées soutenir une utilisation sûre avaient été mises à disposition lors des consultations, les comités de l'ECHA les auraient évaluées et en auraient tenu compte dans leurs avis".
"L'ECHA a permis de communiquer avec les professionnels et les industriels du secteur pendant leurs travaux précédant le Règlement européen", concède la secrétaire du SNAT. "Mais les remarques, requêtes et recommandations des professionnels et des experts qui les accompagnent n'ont pas été prises en considération", estime-t-elle.
Pour recevoir les encres conformes, des studios de tatouage sur liste d'attente
Publiée le 14 décembre 2020, la réglementation est rentrée en vigueur le 4 janvier 2022. Mais à cette date, "aucun produit [encres conformes, Ndlr] n'était disponible (uniquement des promesses de fabricants, sans précision de gammes, de couleurs, de date...)", raconte Karine Grenouille. "Les fabricants n'ont peut-être pas réellement anticipé ce nouveau règlement, d'autant que la majeure partie des produits distribués sur le marché européen est d'origine américaine", explique-t-elle.
Davy D’Hollander, chef de Tek Tik, l'un des principaux distributeurs de matériel de tatouage en Belgique, dispose d'une seule marque d'encre conforme depuis octobre 2021, mais en quantité largement insuffisante pour approvisionner tous les studios de tatouage belges, qu'il estime au nombre de 2000. Il attend d'autres livraisons pour la mi-janvier. Les premiers qui commandent seront les premiers servis. "Il y a une liste d'attente", indique-t-il. Et d'estimer : "Cela ne sera pas avant le mois d’avril ou de mai jusqu’à ce que tout le monde ait tout ce qu’ils veulent". Chez Killer Ink, autre distributeur de matériel de tatouage, un responsable nous indique que les fabricants sont "tous en train de trouver une solution pour pouvoir vendre des encres au sein de l'Union européenne, car aucun ne peut se passer du marché européen". Sur son site internet, toutes les encres conformes à la nouvelle norme affichent la mention "épuisées".
Le SPF Santé intransigeant
"Comment on fait, nous, tatoueurs en fin de chaîne qui n'avons rien fait de mal, pour bosser si on n'a pas d’encre ?", interroge Rudy D'hollander. "Le SPF santé reste sourd à nos demandes de délai de transition", regrette-t-il, confiant se sentir "pris à la gorge". "Les collègues du côté flamand sont dans la même situation désespérée, voilà où on se trouve maintenant en Belgique", ajoute Bruno Menei, président de l'ASBL Tatouage Belgique.
Ils avaient vraiment du temps pour se mettre à jour
Contactée par nos soins, Vinciane Charlier, porte-parole francophone du SPF Santé, réagit : "Je comprends. On est devant une problématique très pratique mais ils avaient vraiment du temps pour se mettre à jour. Le secteur est au courant depuis plus d'un an et donc maintenant ils doivent se mettre en règle".
Généralement des contrôles sont effectués dans les studios de tatouage, pas spécialement pour vérifier la composition des encres, mais pour vérifier toute une liste de critères, notamment liés à l'hygiène. "Quand il y aura des contrôles, et là je ne sais pas quand c'est planifié, les contrôleurs pourront aussi vérifier la composition des encres", met en garde la porte-parole du SPF Santé.
"Plusieurs artistes tatoueurs ont déjà annoncé suspendre leur activité et/ou leurs rendez-vous pour janvier, et certains envisagent déjà de fermer leurs portes si les perspectives ne s'améliorent pas à moyen ou long terme", raconte la secrétaire du SNAT. D'autres ont fait le choix de continuer de tatouer avec des encres désormais non réglementaires, et intégreront au fur et à mesure les nouveaux produits.
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