Entre Deliveroo, Uber et l’administration fiscale les derniers mois ont été intenses. En cause : la mise en cause du statut sous lequel travaillent la majorité des travailleurs (P2P). Des livreurs toujours dans le flou et pris en otage en attendant plus de clarté pour savoir s’ils vont devoir payer des impôts sur les revenus gagnés en 2019 ou pas.
"On gagne déjà difficilement par course. Si en plus on nous taxe, il va nous rester des miettes." Karim, 31, ans est livreur pour la plateforme UberEats à Bruxelles. Il nous a contacté via le bouton orange Alertez-nous car selon lui de nombreux livreurs vivent avec "la peur au ventre". En cause: le statut sous lequel ils travaillent appelé "P2P" (Peer to Peer). La grande majorité des livreurs des plateformes UberEats et Deliveroo travaillent sous un statut relatif à la loi sur l’économie collaborative. Cette loi offre un cadre fiscal aux personnes qui souhaitent fournir un service à une autre personne en toute légalité sur une plateforme agréée par l’État, quel que soit le secteur d'activité. Exemple : Deliveroo, UberEats.
Un régime fiscal favorable
Une personne qui travaille sous le statut "P2P" - soit comme 85% des livreurs Deliveroo - peut gagner 6.250€ par an net d’impôt. Attention, de ne pas dépasser ce montant au risque de connaître des conséquences sur le plan fiscal. Passé ce seuil, l'activité n'est plus occasionnelle et devient professionnelle pour l'Etat. Il existe d'ailleurs une série de conditions pour que le livreur puisse bénéficier de ce statut. Parmi celles-ci, le fait que les services doivent être rendus uniquement entre particuliers et que les bénéficiaires n’agissent pas dans le cadre de leur activité professionnelle. Mais ces derniers mois, la situation s’est crispée pour les bénéficiaires Deliveroo et UberEats.
Changement d’ambiance
Cette année, peu avant le moment de remplir nos déclarations fiscales, un rebondissement survient. Le fisc ne reconnaît plus le statut "P2P" aux livreurs d’UberEats et Deliveroo pour les revenus obtenus en 2018, soit la dernière année exécutée. Selon l’administration fiscale, les deux sociétés ne respectaient pas une condition nécessaire: l'existence d'une convention entre deux particuliers pour encadrer l'échange de services, soit ici entre le coursier et le client. Les plateformes devaient s'assurer que le consommateur a un lien direct avec le coursier et que la plateforme n'intervient plus dans la rémunération du coursier. Dans la foulée, des discussions débutent entre les deux plateformes et le fisc pour tenter de trouver une solution. En plein rush des déclarations fiscales, la situation avait poussé le SPF Finances a octroyé aux coursiers désemparés un délai. Un geste qualifié de "rare" par un porte-parole du SPF Finances. Les raisons de ce report étaient alors l'incertitude persistante autour du statut des coursiers.
Clémence du fisc
Après de nombreuses discussions entre les représentants des deux plateformes et l’administration fiscale, le SPF Finances a finalement "estimé que les coursiers concernés n’avaient pas à pâtir de la complexité du régime et des malentendus générés par celle-ci. Ces derniers, parmi lesquels de nombreux étudiants se sont en effet engagés dans cette activité afin de pouvoir bénéficier du régime fiscal favorable de l’économie collaborative", indique Florence Angelici, porte-parole du SPF Finances. "Pour cette raison, le SPF a, par tolérance administrative, accordé aux revenus perçus par les coursiers de Deliveroo et d’UberEats en 2018, le traitement fiscal applicable aux revenus issus de l’économie collaborative." Les livreurs ont pu alors souffler un ouf' de soulagement. Ça, c’est pour les revenus engrangés en 2018. Quid de l'avenir?
Changement opéré pour Deliveroo
S'agissant des revenus de 2019, déclaration à remplir entre mai et juillet 2020, l'administration a demandé que les plateformes fassent preuve de davantage de transparence vis-à-vis de leurs coursiers, afin que ces derniers soient clairement informés du statut sous lequel ils exercent leur activité. "Les plateformes ont été priées de se mettre en ordre avec la législation fiscale pour l’avenir", précisait le SPF Finances suite à sa clémence fiscale. Suite à cette recommandation, Deliveroo a appliqué des changements dans le processus de commande entrés en vigueur début octobre. Désormais, le coût de la livraison est supporté par le client et est rendu visible lors de la commande. En résume, le client sait quel montant exact il verse au coursier pour sa livraison avant qu'il ne complète sa commande. Ce simple ajustement a suffi au SPF Finances à octroyer à nouveau aux livreurs de Deliveroo le statut P2P à l’avenir. Une petite victoire pour Deliveroo.
Silence radio chez UberEats
Pour UberEats, c’est plus compliqué. La société américaine dit toujours être en "consultation avec les autorités fiscales belges et travailler sur les prochaines étapes pour trouver une solution concrète pour les coursiers." En attendant, les livreurs d’UberEats continuent de livrer les repas en espérant qu’ils continueront à bénéficier du statut P2P. "UberEats ne veut pas confirmer ni infirmer. Ils disent que nous sommes toujours en P2P mais quand on se rend dans leur bureau, ils disent ne pas savoir. On attend toujours", souffle Karim, notre alerteur. Pourtant l’administration fiscale est claire à ce sujet: "Les plateformes agréées devront s'assurer qu’il doit s’agir effectivement de services entre particuliers. C’est une condition générale, à défaut de laquelle les particuliers qui effectuent des services (‘NDLR : les livreurs donc) ne pourront pas profiter du régime de taxation de l’économie collaborative", rappelle Florence Angelici.
Certains sont en colère de ce manque de communication de la part d’UberEats
Il y a donc urgence que les livreurs soient informés sur leur condition et c’est pour cette raison que Karim nous a d’ailleurs alertés. Karim qui tient à nous témoigner de l’inquiétude grandissante. Il la ressent dans les discussions entre livreurs UberEats: "J’ai créé un groupe WhatsApp où nous sommes plus de 100 livreurs. Ce sujet de discussion revient souvent. Certains sont en colère de ce manque de communication de la part d’UberEats". Selon nos informations, le patron d’Uber en Belgique aurait fait savoir courant de la semaine dernière que sa société allait emboîter le pas de Deliveroo et apporter les mêmes modifications que la plateforme concurrente. "Un dossier préparé par UberEats devrait être déposé auprès du SPF Finances dans les plus brefs délais", nous informe-t-on.
D'autres incertitudes
L’histoire pourrait s’arrêter ici, sauf qu’au pays du surréalisme il n’en est jamais ainsi. On l’a vu, Deliveroo dit avoir la certitude que les livreurs pourront bénéficier du système P2P en 2019. La plateforme en veut pour preuve "le signal positif du SPF suite à la présentation de son changement", explique Rodolphe Van Nuffel de Deliveroo Belgique. Pour rappel: avant que le client ne complète sa commande, il sait exactement ce qu'il va payer au coursier P2P. Sauf que la plateforme de livraison a également modifié d’autres éléments début octobre. Martin Willems, représentant des coursiers à vélo (CSC) via "United Freelancers" nous en dit plus: "Le coursier ne voit plus où il doit livrer au moment d’accepter la commande. Le SPF n’était pas au courant de ça."
Vers un retour en arrière?
Lors de l'octroi du statut P2P aux livreurs Deliveroo (fin septembre-début octobre), l'administration fiscale n'avait pas connaissance de cet élément. Ce sont les syndicats et le collectif des coursiers - les semaines après l'octroi - qui en auraient porté connaissance au SPF Finances lors d'une réunion. L'administration fiscale ne verrait pas d’un bon œil cette modification opérée par Deliveroo et elle pourrait valoir une marche arrière de l’administration fiscale dans les mois à venir et mettre une fois de plus en péril les revenus des livreurs. Sollicité à ce sujet, le fisc ne souhaite pas commenter la situation pour le moment: "Nous ne pouvons pas rentrer dans les détails". Pour Martin Willems, représentant des travailleurs indépendants de la CSC, c'est un coup dur. "Le SPF avait réclamé plus de transparence pour les deux parties (client-livreur). Il y en a plus pour le client, mais moins pour les livreurs. Ils ignorent où ils doivent délivrer."
La raison est purement technologique
De nombreux livreurs refuseraient de se rendre à des endroits de livraisons éloignées, car cela représente un manque à gagner. Le prix de la livraison étant devenu fixe. Selon Martin Willems, Deliveroo rendrait cette information délibérément opaque pour que toutes les livraisons soient assurées. La plateforme s’en défend: "La raison est purement technologique", rétorque Rodolphe Van Nuffel, porte-parole de Deliveroo. "Lorsque l’administration fiscale nous a demandé de faire les changements, nous avons dû sortir une ancienne version de notre système (avant été 2018) dans laquelle ne figurait pas la destination, mais où figurait le prix. Nous l’avons réhabilitée dans l’urgence, le but étant de garantir le statut P2P à nos livreurs (…) C’est une solution temporaire. Nos ingénieurs travaillent en ce moment à Londres sur une nouvelle version qui pourra satisfaire les demandes", à savoir la destination pour les livreurs avant la commande et le coût exact de la rétribution du livreur pour le client. Une explication jugée "absurde" par Martin Willems.
Rassemblement à Bruxelles
Vendredi dernier, à l’appel de différentes associations et groupe de livreurs, un rassemblement a eu lieu devant le Burger King situé à Ixelles en région bruxelloise. Les livreurs voulaient attirer l’attention des autorités sur leur sort. "Le régime P2P (économie collaborative) est en soi problématique, et les coursiers ne le découvrent qu’après un certain temps, car il ne génère aucun droit à la sécurité sociale. Certains qui n’ont que ces revenus-là n’ont en fait même pas droit aux soins de santé de base. Il y a aussi des problèmes de compatibilité avec le chômage ou les allocations d’insertion, etc.", explique la CSC. Les revendications des livreurs sont de sortir à terme du régime P2P et d’avoir le choix entre salarié (même interim) et indépendant, pour avoir "un vrai statut social et pas un 'non-statut' comme avec le régime fiscal P2P", conclut Martin Willems. Rodolphe Van Nuffel réagit: "Les coursiers ont aujourd'hui déjà le choix entre le statut d'indépendant ou P2P et ils font le choix du statut P2P. Ce que Mr Willems préconise c'est donc aller à l'encontre du choix des coursiers."
En attendant, les livreurs retiennent toujours leur souffle pour les revenus qu'ils engrangent en ce moment.
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