Le coronavirus en Belgique change toutes nos habitudes, y compris professionnelles. Ils sont plus d'un million à faire tourner des entreprises, petites ou grandes, depuis leur domicile. Ces employés en télétravail forcé prennent conscience, ou font prendre conscience à leur employeur, qu'une autre forme de travail, plus souple et moins stressante, est possible. Mais qu'en sera-t-il demain ? Où en est la "task force" proposée par le Ministre Philippe Henry au début du mois d'avril ?
Les chiffres varient selon les semaines et les sondages mais si on fait une rapide moyenne, le pourcentage de travailleurs actuellement en "télétravail" forcé depuis le confinement est d'environ 33% (un autre tiers est en chômage temporaire, et le dernier tiers continue à se rendre sur son lieu travail).
Sachant qu'il y a environ 5 millions de personnes qui travaillent en Belgique (chiffres officiels), cela fait donc (estimation très sommaire) 1,6 millions de personnes qui, de chez elles et depuis plusieurs semaines, permettent à leur entreprise de survivre, tant bien que mal, durant cette période inédite.
Une expérience qui va laisser des traces. Car de nombreux travailleurs ont découvert, malgré des conditions parfois compliquées (la présence d'enfants à la maison), le concept du travail à domicile et l'apprécient. C'est le cas de Fabrice, qui a contacté la rédaction de RTL info via le bouton orange Alertez-nous. "Je dois dire que ça fonctionne assez bien pour ma fonction", nous a expliqué ce comptable qui travaille dans une entreprise du secteur énergétique.
Le Ministre du Climat, de l'Energie, des Infrastructures et de la Mobilité Philippe Henry a sauté sur l'occasion pour mettre sur pied une task force au début du mois d'avril, afin d'envisager le "travail à distance" sur le long terme. Que va faire cette task force, qu'en pensent les syndicats et les patrons ? A quoi pourraient servir les espaces de coworking, "tiers- lieu" situé entre le travail à domicile et le travail au bureau ? On a mené l'enquête.
Il n'y a pas la fatigue, il n'y a pas de perte de temps, on est moins dérangé
2h45 de trajet par jour en moins, "une toute autre vie"
Revenons d'abord sur le témoignage révélateur de Fabrice, qui habite dans la région namuroise. Donc assez loin de son travail, situé à Bruxelles. Il s'y rend d'habitude en transport en commun, ce qui lui prend "un peu plus de 1h20, de porte à porte, soit 2h45 par jour".
Notre témoin travaille depuis près de 20 ans dans la même entreprise, "et on a dû négocier difficilement pour obtenir un jour de télétravail par semaine, il y a seulement un an et demi". Du côté de la direction, "il y a des réticences à l'idée de laisser les gens travailler de la maison" et "peut-être un manque de confiance" malgré "la bonne ambiance générale dans l'entreprise".
Une semaine avant le début du télétravail obligatoire, donc quand il était simplement recommandé par le gouvernement, son employeur l'a autorisé à travailler de chez lui. Ça fait donc presque 2 mois que Fabrice ne s'est plus rendu à Bruxelles. Mais il continue à travailler comme avant ; voire mieux qu'avant.
"On est une équipe de 7 personnes, et on tient la comptabilité d'une entreprise, on fait les clôtures mensuelles et trimestrielles, etc. Je suis devant un ordinateur toute la journée, j'utilise des logiciels". Habituellement, "on a des interactions entre nous au bureau, logiquement", mais également "des réunions via Skype avec d'autres départements, à l'international, car on fait partie d'un groupe étranger".
Depuis le début du confinement, la seule chose qui a changé, en réalité, ce sont les interactions avec ses 6 collègues et le responsable d'équipe, qui se font désormais, également, en vidéoconférence. Pour le reste, c'est la même chose ; sauf que pour lui, "c'est une toute autre vie".
"Le travail se fait, à mon niveau, sans aucun souci. Et c'est même plus simple et plus rapide, finalement, car il n'y a pas la fatigue, il n'y a pas de perte de temps, on est moins dérangé par l'environnement de travail. En temps normal, pour ne pas rentrer trop tard du travail, je me lève vers 5h15, pour être au travail vers 7h15". Actuellement, il peut commencer sa journée pratiquement sans mettre de réveil.
Fabrice ne doit pas s'occuper d'enfants tout en travaillant à son domicile, ce qui rendrait l'exercice très périlleux. Mais sur le long terme, ce sera le cas de tous les télétravailleurs.
Notre témoin a "fait remonter le message à sa direction", comme quoi tout se passe très bien, voire mieux qu'avant. "Je ne sais pas si elle va changer son point de vue par rapport au télétravail après le confinement, ni si elle va augmenter le nombre de jours autorisés par semaine, mais je l'espère. Idéalement, deux jours de télétravail, ce serait optimal, et pourquoi pas un troisième", conclut-il.
Qu'en pensent les syndicats ?
"Effectivement, beaucoup de gens ont été mis en télétravail, mais d'une manière dont on ne conçoit pas le télétravail", nous a expliqué Olivier Valentin, secrétaire national de la CGSLB, le syndicat libéral. Il s'explique: "Les gens sont entièrement et non partiellement en télétravail, et certains le sont en présence de leurs enfants".
Mais comme Fabrice, il y voit du positif. "Certains managers, certains patrons d'entreprise, se sont rendu compte que c'était possible. Et qu'ils pouvaient avoir confiance dans les travailleurs. Je pense que c'est un des éléments qui restera certainement après la crise". Autres constats positifs: "Cela renforce l'autonomie des travailleurs, cela encourage les prises d'initiative et les nouvelles manières de communiquer, notamment la vidéoconférence".
Cependant, ce que de nombreux télétravailleurs vivent en ce moment "n'est pas représentatif de ce que sera le télétravail dans le futur". Effectivement, malgré tous les avantages du télétravail ("mobilité, souplesse horaire, etc"), "on se rend compte qu'au-delà de deux jours par semaine, le lien social avec les collègues, avec l'entreprise, commence à manquer".
Dès lors, d'après la CGSLB, "lorsqu'on reviendra dans une situation plus normale, le télétravail devrait rester beaucoup plus ancré qu'il ne l'est aujourd'hui", les patrons "se rendant compte qu'il est possible dans plus de situations". Mais "on ne sera pas dans une hypothèse de télétravail toute la semaine". La CGSLB estime que "deux à trois jours (maximum)" par semaine, peuvent être envisagés quand c'est possible.
Au niveau légal, le syndicat rappelle qu'il "existe déjà un cadre depuis une quinzaine d'années, même s'il a évolué. Il fixe des règles, et dit que l'employeur et le travailleur doivent convenir des modalités selon lesquelles le télétravail va être exercé, et que tout est basé sur le volontariat (donc ni le travailleur ni l'employeur ne peut l'imposer)".
Et l'avenir ? "Il pourrait y avoir une stimulation de la part des partenaires sociaux dans les entreprises ou dans les secteurs, mais on peut aussi imaginer un encouragement fiscal sur le fait de recourir au télétravail". Ce qu'il faut surtout mettre en place, selon notre interlocuteur, "c'est de pouvoir systématiser le télétravail partout où il est possible, il y a un gros potentiel".
L'avis des syndicats en résumé: "On est favorable dans l'absolu au télétravail, on l'encourage. Il existe un cadre, mais il faut que ce soit discuté au niveau des entreprises et que ça ne soit pas imposé, ni par l'entreprise, ni par le travailleur. Et dans la pratique: deux à trois jours par semaine, maximum".
Qu'en pensent les patrons ?
Petit détour par la FEB, la Fédération des Entreprises de Belgique. Elle manque de recul pour savoir réellement ce que pensent les patrons de ces deux mois de télétravail atypique, et forcé. "Il y a des secteurs qui sont complètement à l'arrêt, donc ils ne se posent même pas la question de savoir si le télétravail empiète sur leur fonctionnement, ou pas. On n'est pas dans des conditions optimales pour analyser la situation sereinement", nous a précisé Jean-Charles Parizel, conseiller au centre de compétence 'Emploi et sécurité sociale'.
Il n'y a cependant pas eu de levée de boucliers de la part de certaines entreprises ou certains secteurs par rapport à ce travail à domicile, "même si certains auraient voulu le faire", car "dès lors que le gouvernement a imposé le confinement, cette décision s'est imposée à tous, y compris aux entreprises".
Il y a du positif, cependant. On constate au niveau de la fédération du patronat qu'il y a eu "une grande sensibilisation et une faculté d'adaptation assez remarquable de la part des entreprises qui ne faisaient pas de télétravail" avant la crise sanitaire que nous connaissons.
Revirement assez remarquable: il n'y a plus que 6% des entreprises qui ne veulent pas l'envisager pour l'avenir
Elles ont donc dû improviser, et souvent ça entraîne des couacs. "Ce n'est pas la mise à disposition d'outils technologiques qui pose problème, finalement, parce que tout le monde s'est adapté", s'est débrouillé avec les moyens du bord, mélangeant parfois ordinateur privé, professionnel, tablette, smartphone, etc. "C'est plutôt au niveau de l'organisation: il faut que les entreprises définissent des stratégies si elles veulent prolonger ce télétravail ou le rendre plus intensif que par le passé. Car il ne faut pas que le recours au télétravail perturbe l'activité de l'entreprise".
Difficile de savoir de quoi l'avenir sera fait, car "on n'a pas encore de vues exactes sur les intentions qui existent au niveau du secteur". Mais la FEB évoque un chiffre intéressant: "Selon une étude conjointe, 35% des entreprises ne recouraient pas au télétravail avant la crise". Et depuis le télétravail forcé, il y a eu "un revirement assez remarquable: il n'y a plus que 6% des entreprises qui ne veulent pas l'envisager pour l'avenir".
L'avis des patrons en résumé: "Il y a un éveil par rapport à la pratique, parce que tout le monde a dû s'adapter de manière très rapide, notamment au niveau des nouvelles technologies. Il y a une prise de conscience qu'on peut faire beaucoup via le télétravail, mais pas tout. Il faut du lien social, c'est important pour créer la confiance, et pour ceux qui vivent seuls et qui ont besoin de ce lien. Pensez aussi aux voyages d'affaire: ce n'est pas pour rien qu'on se déplace, la rencontre humaine a une plus-value, notamment sur la confiance, et elle reste très importante. Donc il faut être ouvert par rapport au télétravail, mais il faut mettre des balises, un cadre de fonctionnement pour optimiser les avantages du télétravail et éviter ses inconvénients".
Où en est la task force promise par le Ministre Henry ?
Les mondes patronal et syndical semblent assez d'accord sur les avantages et les inconvénients du télétravail. Mais pour envisager les choses de manière plus structurelle, mieux organisée et encadrée, il convient d'impliquer le monde politique.
Comme précisé au début de l'article, il y a eu une annonce au début du mois d'avril: une task force wallonne pour booster le télétravail après la crise et profiter de la prise de conscience dont on vient de parler. Le but final de cette initiative du Ministre de l'Energie et le Mobilité Philippe Henry: résoudre une partie des problèmes de mobilité (moins de monde sur les routes aux heures de pointe) et des problèmes environnementaux (moins d'émission de CO2).
Trois semaines plus tard, où en est-on ? "Il n'y a pas encore d'élément concret", explique Sandra Giuly, attachée de presse du Ministre Philippe Henry. "L'initiative a été avalisée pour une task force 'travail à distance', que ce soit à la maison ou dans un espace de co-working. La volonté est là, la dynamique est lancée: il faut tirer les leçons de ce télétravail lancé dans l'urgence".
Cependant, entretemps, le gouvernement wallon a voulu montrer qu'il pensait à l'avenir. "Il a lancé le plan 'Get Up Wallonia', un plan de relance en trois points: économique, social et environnemental" dont vous pouvez consulter les belles ambitions sur cette page. "Et le télétravail en fait partie, mais il est aussi lié aux compétences d'autres ministres, notamment celui de l'économie, Willy Borsus". On peut effectivement lire à la page 4:
"Le Gouvernement entend tirer les enseignements qui peuvent l’être de la crise quant à l’utilisation massive de ces pratiques numériques et de travail à domicile, quant à l’accroissement des compétences numériques des travailleurs en lien avec les évolutions de leurs métiers et des modes d’organisation du travail, quant à l’amélioration du niveau global de mobilité et au renforcement de la mobilité collective et la mobilité douce, quant au développement des atouts logistiques de la Wallonie et quant à l’accroissement de la connectivité et de la numérisation du territoire wallon".
Effectivement, aucun élément concret. "C'est une question de timing, là on est dans l'urgence sociale et la crise sanitaire. Mais ce n'était pas qu'un effet d'annonce", assure l'attachée de presse de Philippe Henry. "Task force, c'est un mot à la mode, ça n'a rien de juridique. Cela veut surtout dire qu'on va réunir les acteurs et des experts, entamer des négociations, avec des objectifs".
En résumé, donc: "c'est plutôt un groupe de travail dont la forme reste à définir, et qui sera intégré dans le plan de relance wallon ; on va plancher sur le télétravail et sur la culture du télétravail, c'est sûr, mais c'est difficile de dire aujourd'hui comment ça va s'organiser".
Les gens auront appris à faire du télétravail grâce à la crise
Et le coworking, dans tout ça ?
Un troisième acteur va jouer son rôle dans le déploiement du télétravail en Belgique: les espaces de coworking. "Ce sont des tiers-lieu. Ce n'est ni le bureau, ni le domicile privé", nous explique Edouard Cambier, qui dirige la Belgian Workspace Association, qu'on peut considérer comme la fédération des espaces de coworking.
Dans ces espaces aux tailles et aux services très diversifiés, "on peut venir travailler quelques heures ou quelques jours par semaine". Le but n'est pas uniquement de louer un bureau pour soi: "Les gens qui viennent dans des espaces de coworking travaillent seuls, mais généralement ils sont aussi à la recherche de nouveaux projets, de nouveaux clients. Du coup, l'espace de coworking, par les interactions sociales qu'il permet avec les autres travailleurs, génèrent ces nouveaux projets, ces nouveaux clients".
Le profil-type ? "Un gars de 40 ans, qui vit à 3 km de l'espace de travail. Au début, il y a 5 ou 10 ans, la communauté comptait surtout des indépendants, ou des jeunes startuppers. Aujourd'hui, on a de plus en plus d'employés de grosses boîtes qui n'ont plus envie d'aller à Bruxelles, Anvers, Gand ou Liège tous les jours, qui finalement préfèrent travailler à 3 km de chez eux, deux ou trois jours par semaine".
Donc effectivement, les espaces de coworking auront (et ont déjà en partie) un rôle à jouer dans le développement d'un travail à distance.
Sachez qu'il existe actuellement "trois types d'espaces de coworking: les tout petits, qui ressemblent plus à des Starbucks (plutôt pour les petits indépendants créatifs); les moyens, qui font 2.000 m2 et peuvent recevoir 150 personnes (plutôt pour les PME plus structurées); et puis il y a les toutes grosses machines, qui font partie d'une chaîne mondiale comme Spaces, WeWork ou Silversquare (une grosse part de leur client, ce sont des grandes entreprises qui louent des espaces de travail pour quelques employés, afin qu'ils soient proches de chez eux, mais dans un lieu professionnel tout de même)". Les prix varient entre 150 et 500 euros par mois.
Le coworking est déjà bien implanté en Belgique, l'histoire d'Edouard remonte à 1997 avec la création de Seed Factory. "Il y a 380 espaces aujourd'hui", dont 232 font partie de son association. À eux-seuls, ces 232 espaces "rassemblent environ 20.000 personnes" sur notre territoire.
Et l'avenir ? "Les gens auront appris à faire du télétravail grâce à la crise. Il y a des grandes entreprises où les chefs préfèrent la présence au bureau de 8h30 à 17h tous les jours, et/ou des employés qui espèrent une promotion n'osent pas demander le télétravail. Mais l'employé qui, durant le confinement, a bien bossé de chez lui, aura pu prouver à son chef qu'il était possible de travailler différemment. Il y a des prises de conscience à tous les niveaux, ces gens ont gouté au télétravail, mais dans des conditions difficiles: entre le frigo et micro-ondes, avec des enfants, etc. Donc je m'attends à une déferlante d'employés de (grosses) boîtes dans les espaces de coworking".
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