Une accueillante d'enfants de la région liégeoise a vu récemment sa liste de futurs clients fondre comme neige au soleil. De quoi l'inquiéter elle comme ses confrères de la région, qui constatent que, chez eux, la pénurie de places tant rappelée dans les médias semble sur le point de s'arrêter. Pourtant, cette constatation défie les chiffres de l'ONE. Les explications sont multiples: manque d'argent des parents, concurrence accrue, mais surtout une réalité nouvelle que la Fédération Wallonie-Bruxelles va désormais prendre en compte pour peaufiner ses fameux plans Cigogne.
Sandra est accueillante d’enfants depuis plus de 7 ans à Flémalle, près de Liège. Elle y gère une "crèche" avec une associée, où elles peuvent accueillir jusqu’à 10 enfants par jour. "Je suis accueillante autonome et comme beaucoup d’autres dans la Province de Liège, nous avons moins de demandes. On dit qu’il y a pénurie de places mais on se demande bien où ? C’est plutôt une pénurie de demandes", nous a-t-elle dénoncé via notre bouton orange Alertez-nous.
Des chiffres officiels qui ne collent pas au constat de Sandra
Les médias parlent de pénurie parce qu'il y a en effet, et depuis de nombreuses années, un manque de places pour accueillir les enfants en bas âge en Belgique francophone, et particulièrement à Bruxelles. Voilà pourquoi les gouvernements successifs de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont lancé des "plans Cigogne", pour augmenter ce nombre de places disponibles. Le dernier, le plan Cigogne III lancé en 2014, consacrait d'ailleurs 3 points noirs où il faut créer de nouvelles places d'urgence: Bruxelles et les provinces du Hainaut et de Liège.
Sandra, elle, ne comprend pas pourquoi il faudrait en créer plus dans sa région alors qu'elle constate une diminuton de la demande. "Depuis l’année passée surtout, il y a moins d’appels. Notre liste d’attente ne s’allonge plus. Avant, on avait au moins 30 numéros dessus, maintenant, c’est 3 ou 4", déplore-t-elle. Quand elle en parle à ses confrères, ils sont tous dans la même situation qu’elle, et pas seulement à Flémalle, mais aussi "à Grâce-Hollogne, Seraing, Engis, Amay, …".
Flémalle est même en-dessous de la moyenne liégeoise
Pour Eddy Gilson, le responsable de la Direction Accueil Petite Enfance de l'Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE), les chiffres compilés par l'organisme public dans ses rapports annuels ne mentent pas. La Province de Liège a un taux de couverture de 28,9% sur les 0 - 2,5 ans, ce qui est en-dessous d’une place pour 3 enfants. "Globalement, pour nous, la Province de Liège dans son ensemble reste donc un point d'attention et de priorité par manque de place. Elle reste une zone prioritaire, comme Bruxelles et le Hainaut, qui font l'objet d'une opération spécifique du plan Cigogne. Sur 2000 places, il y en a encore plus de 1000 à créer sur l'ensemble de la province", détaille-t-il.
Le problème rencontré par Sandra et ses confrères est donc plus local. Il concernerait les communes situées à l'ouest de la ville de Liège. "Il existe des disparités entre les arrondissement et les communes", reconnait M. Gilson. Alors, serait-on revenu à l’équilibre à Flémalle et dans les environs, ce qui expliquerait la fin de la pénurie constatée par notre témoin ? La réponse est claire : non. "A Flémalle, le taux de couverture global en milieu d’accueil n’est que de 22,5%. C’est bien en dessous de la moyenne de la province", détaille le spécialiste.
Peut-être la concurrence des nombreuses crèches de Huy-Waremme
Pourtant, quand on regarde les chiffres de l'ONE, on constate que les arrondissements limitrophes de cette zone, ceux de Huy et de Waremme, s'en sortent beaucoup mieux. Entre 2010 et 2014, si Liège n’a augmenté son taux de couverture que de 1,8%, Huy est monté de 3% et Waremme de 7,3% pour atteindre 42% sur les 0 - 2,5 ans, ce qui en fait un des meilleurs élèves de toute la Communauté française.
Serait-il dès lors possible que Sandra et ses confrères subissent une concurrence de plus en plus forte de ces crèches relativement proches ? C'est possible, mais rien ne le prouve, selon M. Gilson. "L’arrondissement de Huy-Waremme est le mieux couvert de la Province de Liège. Mais cela ne veut pas forcément dire que les communes limitrophes en profitent. Beaucoup de communes réservent en effet leurs places aux enfants issus de celle-ci", nuance-t-il.
Certainement une question d'argent: "Il faut voir l'évolution des revenus des gens"
Pour le spécialiste, il faut chercher la raison de ce ralentissement ailleurs : dans la poche des parents. "A Flémalle, le taux de couverture en places subventionnées est de 12%, et 10,5% pour le secteur non subventionné où les tarifs sont libres. Il faut donc voir l'évolution des revenus des gens. S’il a baissé récemment, on se retrouve avec le secteur non-subventionné qui devient trop cher pour les familles. D’autant que 10,5% de non-subventionnés, c’est plus que la moyenne de 8,4% en Province de Liège."
Sandra et ses confrères seraient donc victimes de la concurrence des crèches communales et des accueillantes conventionnées, moins chères car où l’on paie en fonction de ses revenus.
En tant qu’accueillantes privées, Sandra et son associée travaillent au forfait: "Entre 25 et 28 euros par jour". Ce qui est effectivement plus cher que dans le subventionné. Selon les derniers chiffres de l’ONE, le prix dans ces structures était en moyenne de 15,27€ par jour en 2014. "Le peu de gens qui nous téléphonent ne prennent pas les places malgré leurs besoins car les prix sont trop élevés", confirme Sandra.
Impossible pour Sandra de baisser ses prix
Un prix moyen qui cache le fait que pour une famille relativement aisée, qui paiera donc plus que ces 15,27€ moyens, les prix pratiqués par les indépendants comme Sandra ne sont pas beaucoup plus élevés. "Par rapport à deux parents qui travaillent, il n’y a pas grande différence, de l’ordre de 40€ par mois", selon ce que lui ont expliqué plusieurs clients. "Mais beaucoup préfèrent regarder à leur portefeuille plutôt qu’à la qualité du service. Par rapport aux crèches, chez nous ça garde un caractère plus familial, on a un grand jardin pour les beaux jours ; on est aussi plus proches des enfants et des parents puisqu’on en accueille moins, ils sont donc mieux encadrés. On fait à manger nous-mêmes. Mais ça se paie…", s'insurge-t-elle, défendant sa structure, avant de faire face à une réalité bien de chez nous: "On est indépendantes et avec les lois sociales qui continuent à augmenter, on ne peut pas encore réduire nos tarifs."
Pire, cette concurrence des structures d’accueil subventionnées pourrait même s’intensifier à l’avenir: "Pour Flémalle, on est clairement dans un endroit où il faut continuer d'investir", assure M. Gilson.
L'ONE découvre un phénomène local: peu de places ne veut pas forcément dire beaucoup de demandes
Mais selon Sandra, les conventionnés aussi ont vu leurs demandes baisser. "J’ai fait le tour pour savoir si les crèches et les accueillantes conventionnées avaient des appels. Mais leurs listes d’attente aussi se réduisent", assure-t-elle. Qu’est-ce qui pourrait dès lors expliquer ce ralentissement généralisé de la demande ? Pour M. Gilson, on entre dans une nouvelle ère d’analyse des données à l’ONE. "Ce qu'on constate à quelques endroits, c’est qu’il y a moins de demandes exprimées. Donc même si le taux de couverture est faible, ce n’est pas pour autant que la demande sera forte. C’est ce qu’on analyse en ce moment à l’ONE. On constate que là où il y a une fragilité économique, un certain nombre de familles ne demande plus de place. Ce qui est un facteur inquiétant pour la santé ou l’intégration des enfants", détaille-t-il. Cela pourrait sous-entendre qu’à Flémalle et dans les environs, de plus en plus de familles défavorisées renoncent à placer leurs enfants en bas âge dans des structures d’accueil.
Le prochain appel à projet en région liégeoise tiendra compte de ces subtilités locales
Face à cette nouvelle réalité, qui tient compte de différences de plus en plus marquées entre chaque localité, la Fédération Wallonie-Bruxelles a décidé d’adapter ses plans. "L’objectif du plan Cigogne 3 est d’avoir l’ensemble du territoire couvert de la même manière sur l’ensemble des communes, que la base soit la même partout. Mais ce n’est pas parce qu’on y sera arrivé qu’on répondra à toute la demande. Voilà pourquoi on va commencer à affiner les besoins en places. Pour Liège, le prochain appel à projet pour 2017 sera donc certainement le premier à être fait sur mesure", explique encore le spécialiste.
Qu’est-ce que cela peut impliquer ? Par exemple, "quand on a un indice socio-économique faible, une demande faible et un taux de couverture faible, on pourrait aller vers la création de structures à caractère social, pour être au plus proche des besoins des parents qui tout d'un coup trouvent un emploi ou une formation. C’est une piste en cours d'analyse." Et des places, il va continuer à en manquer dans la région. "Les perspectives sur Liège en matière démographiques repartent à la hausse selon le bureau du plan. On est à 17.541 enfants entre 0 et 2.5 ans aujourd’hui, et on passera à 18.749 à l’horizon 2022. Les places créées aujourd'hui serviront demain."
A l'inverse, il manque toujours des places en Brabant wallon malgré le meilleur taux de couverture
Voilà pour Flémalle et pour la Province de Liège plus globalement. Mais qu’en est-il des autres provinces ?
Le Hainaut est dans une situation comparable à Liège, avec des nuances communales de plus en plus marquées aussi.
Dans le Brabant wallon et les provinces de Namur et du Luxembourg, les chiffres sont par contre très bons. "Mais cela ne veut pas dire que la situation y est parfaite. En Brabant wallon par exemple, où ils ont un taux global de 48,9%, ils vous diront qu’avec ce niveau-là, on n’y est pas encore ! Là, même avec une place pour deux enfants, on refuse encore beaucoup de monde. Ça dépend beaucoup du taux d’emploi, singulièrement de celui des femmes, et des disponibilités du réseau familial. Dans le Brabant wallon, on trouve beaucoup de personnes qui s’y sont installées pour se rapprocher de leur travail, mais ils ne sont plus toujours proches de leurs racines familiales, des grands-parents qui pourraient aider. Dans une zone comme Ottignies Louvain-la-Neuve, quasiment tout le monde attend une place ! Les listes d'attente y sont donc extrêmement élevées", malgré le fait que le Brabant wallon dans son ensemble atteint le meilleur taux de couverture de tous.
Focus sur Bruxelles: ses spécificités en font la principale région en pénurie
Et puis il y a Bruxelles. "Dans le top 3 des points critiques, Bruxelles est le pire", confirme M. Gilson. "Mais elle a ses particularités. Premièrement, un boum démographique phénoménal qui fait que si l’on y investit au même rythme qu’ailleurs, l’impact ne sera pas pareil. Par contre, on y trouve un fort investissement des communes bruxelloises, où 2500 places déjà attribuées sont en cours de construction."
Un investissement dans des structures publiques obligatoire car une autre spécificité bruxelloise, c’est qu’on n’y trouve presqu’aucune accueillante, ONE ou privée. "Il y a deux grandes explications à cela. Bruxelles a investi dans des crèches bien avant la Wallonie et l’autre explication, c'est le bâti. Quand on vit en appartement ou dans un sous-sol, il est difficile d'adapter son logement à l’accueil d’enfants", détaille M. Gilson.
"Enfin, il y a les navetteurs" qui préfèrent parfois, pour une question d’agenda, placer leurs enfants dans une crèche plus proche de leur travail que de leur domicile. "Bruxelles attire même les bébés! Une particularité dont il faut tenir compte." Ce qui "sauve" un peu Bruxelles, c'est la présence des flamands de Kind en Gezin. Si on additionne les crèches néerlandophones aux francophones, on atteint un taux de couverture proche de ceux du Hainaut et de Liège.
La situation s'améliore partout, grâce à une politique à moyen terme rare
Le spécialiste l’assure, la situation s’améliore doucement partout. Le plan Cigogne III, qui s’étale de 2014 à 2022, avait commencé par cibler Bruxelles, le Hainaut et Liège. Et on l’a vu, l’ONE va désormais préciser ses plans de manière plus locale, au fur et à mesure que les taux de couverture seront harmonisés entre chaque province. Le but final est clair : que chaque enfant qui a besoin d’une place d’accueil en Communauté française en trouve une. "Si on parvient à atteindre 50% sur la tranche 0 - 2,5 ans, ça serait l’idéal." Un travail de longue haleine qui est permis par une certaine stabilité gouvernementale au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles : les gouvernements successifs ne détricotent donc pas la politique menée au niveau de la petite enfance. "Ce qui est louable dans les plans Cigogne, c’est qu’il s’agit d’une politique à moyen terme, alors qu’en politique, on raisonne souvent à court terme", se réjouit M. Gilson.
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