Il y a dix mois, Zyed a réussi haut la main ses études de professeur de français. Son diplôme en poche, il postule activement pour pouvoir enseigner dans une classe. En vain. Une situation que ce Bruxellois ne comprend pas. La pénurie des enseignants, n’est-ce pas une réalité ?
"C’est une blague", lance Zyed, avec un ton révélant toute son amertume. Ce Bruxellois nous a contactés via notre page Alertez-nous pour partager sa déception et souligner, selon lui, un paradoxe incompréhensible. Diplômé avec distinction en tant que professeur de français en juin 2014, ce père de deux enfants espérait décrocher rapidement une place dans une école."J'ai mis ma vie familiale entre parenthèses durant trois années en vue d'avoir ce diplôme auquel je tenais tant car le français est pour moi une vocation et que j'étais certain de trouver un emploi vu la pénurie qui touche ce secteur", indique-t-il.
Mais Zyed a rapidement déchanté."J'ai envoyé une centaine de CV et je me suis inscrit sur le site de la Fédération Wallonie-Bruxelles, comme le veut la procédure. J’ai même postulé en Angleterre et au Moyen-Orient. Mais je n’ai toujours pas d’emploi", regrette ce jeune diplômé de 28 ans.
Comment postuler ?
Au vu de ce témoignage, une question surgit spontanément: comment obtenir un job en tant que professeur dans une école à Bruxelles ou en Wallonie ? Et bien, le système de recrutement des enseignants n’est pas forcément simple. Il est spécifique à chaque réseau d’enseignement. La Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) organise elle-même un enseignement. Et elle subventionne un enseignement géré par d’autres pouvoirs organisateurs. Pour le réseau officiel, ce sont les provinces et les communes. Et pour le réseau libre (confessionnel ou non), chaque école est son propre pouvoir organisateur. La direction de l’établissement scolaire peut dépendre d’une association ou d’une congrégation religieuse. Chaque pouvoir organisateur gère lui-même le recrutement de son personnel.
Dans l’enseignement subventionné, le recrutement se fait donc de façon autonome. En tant que candidat, vous devez postuler directement auprès du pouvoir organisateur ou du directeur de l’école (réseau libre), où vous désirez enseigner. Il n’y a pas de délai ni de procédure particulière à respecter. De leur côté, quand ils ont besoin de personnel enseignant, les pouvoirs organisateurs peuvent trouver de nouvelles recrues de différentes façons."J’engage souvent des personnes directement car je reçois pas mal de candidatures spontanées. Entre directeurs, on se renseigne aussi sur les enseignants qui deviennent disponibles après un remplacement par exemple. Et si je ne trouve toujours pas de candidat, je fais appel à Actiris", indique Christian Degraeve, directeur de l’Institut Saint-Julien Parnasse à Auderghem, en région bruxelloise. Et il n’est pas le seul. De nombreux pouvoirs organisateurs font appel aux services du Forem (pour la Wallonie) et d’Actiris (pour Bruxelles). Ce sont alors ces organismes régionaux qui publient les offres d’emploi pour des postes précis. "En 2014, nous avons publié environ 6.200 offres. La majorité des postes concernait l’enseignement secondaire, suivi par le primaire et le maternel", indique Marco Di Toro, du département communication du Forem. Ces offres, qui tendent à diminuer ces dernières années, sont publiées sur internet. "Depuis plusieurs années, nous avons aussi mis en place un système par SMS, essentiellement pour des remplacements urgents et temporaires dans certaines écoles. C’est le moyen le plus direct pour obtenir une réponse rapide", souligne Marco Di Toro.
À Bruxelles: 2360 offres via Actiris
De son côté, Actiris a reçu près de 2.360 offres d’emploi en 2014 pour toutes les filières. Plus de la moitié sont destinées à des professeurs en secondaire, principalement pour des remplacements."Il y a deux façons de fonctionner avec ces offres au sein d’Actiris. Soit l’employeur publie lui-même les offres sur notre site internet et les chercheurs d’emploi peuvent postuler directement chez l’employeur. Soit l’employeur travaille avec un consultant d’Actiris qui fait une pré-sélection et lui propose les six meilleurs candidats", indique Sarah Thomas, porte-parole de l’organisme bruxellois. Selon elle, la deuxième formule est privilégiée ces dernières années. Mais les offres directes permettent d’obtenir plus de candidats pour certains profils en pénurie car beaucoup de chercheurs d’emploi disposent des titres requis pour enseigner, mais ne pensent pas toujours à le signaler."Cela signifie qu’on raterait beaucoup de personnes si on faisait la sélection", souligne la porte-parole.
Zyed a lui-même répondu à des nombreuses offres trouvées sur le site d’Actiris. Sans succès jusqu’à présent."Des offres pour enseigner le français en secondaire inférieur à Bruxelles, il y en a. J’en vois tous les deux jours. Mais je n’ai jamais reçu de réponse positive. Je trouve cela quand même bizarre."
Ecoles directement gérées par la Fédération Wallonie-Bruxelles: 20.000 à 25.000 candidatures chaque année
Pour multiplier ses chances de dénicher un job, le Bruxellois a également postulé auprès d’un autre pouvoir organisateur: la Fédération Wallonie-Bruxelles. La procédure de sélection des futurs enseignants est alors différente. Dans l’enseignement organisé par la FWB, tout le recrutement des candidats, avec ou sans titre requis, est centralisé auprès de la Direction générale des Personnels de l’Enseignement. "Chaque année, au mois de janvier, un appel aux candidats pour l’enseignement obligatoire est publié au Moniteur. Le candidat dispose alors d’une durée déterminée pour postuler à une fonction spécifique. Ces candidatures annuelles permettent d’actualiser une réserve de recrutement", indique Caroline Radjabali, responsable communication de l’administration générale de l’Enseignement. Chaque année, entre 20.000 et 25.000 candidatures sont envoyées. Celles-ci sont ensuite analysées en fonction des diplômes et classées en suivant des règles de priorité.
Etape suivante: les désignations des candidats. Elles se déroulent à partir de la mi-mai jusqu'au début du mois d'octobre, par vagues successives, afin de combler les postes à pourvoir dans les 400 écoles et 150 institutions apparentées (internats, centre psycho-médico-sociaux, etc.) gérées par la FWB. Tous les ans, plusieurs centaines de candidats sont ainsi recrutés, en fonction des besoins.
"Cela s’apparente vraiment à un parcours du combattant"
Zyed a donc bien suivi cette procédure qu’il trouve fastidieuse."Ce n’est pas facile de trouver le bon formulaire sur le site internet de la Fédération. Ensuite, il faut envoyer un recommandé. Cela s’apparente vraiment à un parcours du combattant. C’est plus facile de postuler à la Stib ou à Bruxelles-Propreté", s’insurge-t-il."Mon dossier aurait bien été transmis au service des désignations, et là j’attends." La bonne nouvelle, ce serait que l’administration le contacte rapidement pour un poste de prof de français à Bruxelles, comme il le souhaite. Une désignation peut en effet avoir lieu à tout moment pour un remplacement ponctuel."Il y a un appel annuel à candidatures, mais les recrutements se font toute l’année. Si la plus grande part des désignations de nouveaux professeurs s’effectue à l’occasion de la rentrée scolaire, il est nécessaire de pourvoir à des remplacements pour des départs en pension ou des congés de maladie", souligne Caroline Radjabali.
Pour Zyed, ces différents systèmes de recrutement sont toutefois enrayés par des incohérences."Je n’ai toujours pas de job, alors que je sais que des centaines d’'articles 20' travaillent dans beaucoup d’écoles", souligne-t-il. Ce titre désigne les personnes qui n’ont pas la formation pédagogique, mais qui souhaitent enseigner. La règlementation autorise en effet une certaine souplesse pour permettre de faire face à une pénurie grandissante de professeurs. Mais, les détenteurs d’un diplôme doivent normalement être protégés et désignés systématiquement en priorité.
"On constate des phénomènes de pénurie, mais… "
Le manque d’enseignants dans notre pays est en effet un problème persistant depuis plusieurs années et pointé du doigt par de nombreux acteurs."Effectivement, on constate des phénomènes de pénurie, mais pas dans toutes les zones géographiques, ni dans toutes les fonctions, ni à toutes les périodes de l’année", concède la responsable communication de l’administration générale de l’Enseignement. Si quasiment tous les élèves ont un professeur à la rentrée scolaire, un problème surgit souvent dès l’arrivée de l’hiver. Chaque année, il est difficile de trouver des remplaçants compétents aux professeurs qui s’absentent pour diverses raisons (maladie, maternité, etc.) ou qui quittent leur fonction. D’autant plus que ce sont des remplacements temporaires de relativement courte durée.
Dans l’enseignement organisé par la FWB, le maternel échappe à la pénurie car le nombre de candidats est suffisant pour combler les demandes."Cela fait d’ailleurs quelques années que ce réseau est confronté à un trop grand nombre d’instituteurs par rapport au nombre de classes", assure Claire Morlighem, collaboratrice communication à l’administration générale de l’Enseignement. "Les écoles reçoivent énormément de candidatures spontanées pour le maternel", confirme Sarah Thomas, porte-parole d’Actiris. Toutefois, les institutrices préscolaires (les messieurs ne comptent que pour 3% des effectifs chez les plus petits) risquent d’être moins nombreuses à l’avenir puisque la filière maternelle connaît une baisse des inscriptions en première année. Et que le taux de réussite tend également à diminuer. Dans l’enseignement subventionné, où les besoins sont plus importants, la situation risque donc de se détériorer car la fonction d’institutrice maternelle est aujourd’hui déjà susceptible d’être touchée par un manque ponctuel de candidats.
Globalement, les problèmes se concentrent surtout dans le primaire. Les instituteurs se font rares. Depuis les années 2.000, on a noté une baisse continue du nombre de jeunes séduits par les études d’instituteur.
Mais les derniers indicateurs de l’enseignement sont plus positifs. On note récemment un regain d’intérêt pour enseigner aux "6-12 ans". En 2012-2013, le nombre d’inscriptions en normale primaire a ainsi augmenté de 1% par rapport à l’année scolaire 2011-2012.
Enfin, dans le secondaire, cette hausse est encore plus marquée (4,4%) entre ces deux périodes. Le recrutement peut malgré tout être difficile. Ce sont les profs de langues, de sciences, de mathématique et de certaines spécialités techniques qui manquent souvent à l’appel. Les autres branches comme le français, l’histoire ou la géographie sont un peu moins problématiques."Actuellement, c’est plus difficile de trouver des professeurs de néerlandais, de math et de sciences. Pour les autres branches, ce n’est pas toujours simple, surtout en cours d’année scolaire. J’engage une dizaine d’enseignants pour des remplacements chaque année", confirme Christian Degraeve, directeur de l’Institut Saint-Julien Parnasse, qui emploie au total environ 70 professeurs.
Bruxelles particulièrement touchée
Concernant les différences liées aux régions, il faut savoir que cette pénurie touche particulièrement les grandes villes, comme Liège et surtout Bruxelles."Nous constatons depuis un nombre important d’années des difficultés de recrutement pour la Région bruxelloise au niveau de l’enseignement aussi bien pour le secondaire que le primaire mais maintenant également au niveau maternel", indique la porte-parole d’Actiris. Dans la capitale, l’une des raisons principales de cette pénurie est le boom démographique. Vu que la population bruxelloise grandit et se rajeunit, le nombre d’écoliers augmente. Il est dès lors nécessaire non seulement d’engager de plus en plus d’enseignants qualifiés pour faire face à cette demande croissante. Mais aussi d’agrandir le nombre de classes."Entre 2015 et 2020, il faudra 12.000 places supplémentaires dans l’enseignement fondamental (maternel et primaire)", indique l’Observatoire bruxellois de l’emploi. Un défi de taille auquel s’attèlent d’ailleurs nos responsables politiques. Des moyens importants ont déjà été débloqués pour créer d’urgence des nouvelles places, notamment à l’aide de classes modulaires installées dans les cours d’écoles. D’après les dernières estimations, des problèmes risquent toutefois de survenir dans la capitale en 2019 et 2020. Selon la ministre de l’Education, Joëlle Milquet, il manquera alors de places disponibles dans le secondaire.
Les candidats aux postes de professeurs de français et d'histoires sont nombreux
Face à cette problématique avérée, Zyed, qui a postulé tous azimuts pour décrocher un emploi à Bruxelles, est donc perplexe."Sur une centaine de candidatures envoyées, je n’ai reçu que cinq réponses et deux entretiens. Cette pénurie est-elle réelle ? J’en doute de plus en plus", confie-t-il.
Cette interrogation semble en effet légitime, au vu des chiffres et des prévisions actuels. Mais l’une des explications semble résider dans le fait que le français n’est visiblement pas l’une des matières enseignées les plus recherchées."Il y a des secteurs pour lesquels les candidats sont nombreux, notamment le français et l’histoire. Mais il y a aussi le facteur chance qui joue. Le fait de solliciter au bon moment, au bon endroit", souligne Christian Degraeve, directeur de l’Institut Saint-Julien Parnasse.
"C’est une matière qui n’est pas vraiment en pénurie", confirme Sarah Thomas. "De plus, quand on débute comme professeur, les conditions de travail sont difficiles car on a d’abord des remplacements et souvent dans des écoles différentes. Ce qui nécessite des déplacements", ajoute-t-elle.
La porte-parole d’Actiris admet par ailleurs que la difficulté pour les chercheurs d’emploi réside dans la complexité du système scolaire belge."Etant donné qu’il existe plusieurs réseaux, il faut parfois postuler à différents endroits."
"Je ne vais pas laisser tomber"
Aujourd’hui, Zyed donne cours dans une asbl. Même si la motivation diminue, ce père de famille ne compte pas abandonner l’espoir de pouvoir enfiler son costume de professeur."En tout cas, ce n’est pas maintenant que je vais baisser les bras. Je vais continuer à envoyer des CV et à répondre aux offres", assure-t-il. Et ce, malgré les obstacles décourageants.
Julie Duynstee
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