Leur activité à l'arrêt ou fortement ralentie, des commerçants ont des difficultés à payer le loyer de leur espace commercial. Certains négocient avec leur propriétaire. D'autres lui font face devant le juge. Parfois la justice leur donne raison. Parfois, elle leur donne tort. Comme à Tommaso. Il devra rembourser 7000 euros à son propriétaire et doit vider sa sandwicherie d'ici mardi.
Tommaso nous a contactés via le bouton orange Alertez-nous. Il a ouvert sa sandwicherie en juin 2019. Pendant le premier confinement, il a dû fermer et comme d'autres petits commerçants, il n’a pas été en mesure de payer son loyer commercial en avril et mai.
Alors qu'il a rouvert, à la mi-juin son propriétaire décide d’aller en justice pour rompre le contrat de bail et obliger Tommaso à payer les loyers en retard. Cinq mois plus tard, le 30 novembre, le jugement tombe: Tommaso a perdu, et même "tout perdu", nous confie-t-il. "Pour eux, j’aurais dû payer le loyer avec mon droit passerelle. Mais avec quoi j’allais vivre alors ? Les autres mois, j’ai pu les payer avec l’aide de la Région wallonne parce que je ne tournais qu’à 50% de recettes."
Tommaso doit plus de 7.000 euros. Non seulement pour les loyers impayés, mais aussi à cause d’indemnités de résiliation fautive et des frais de procédure. Et le juge stipule qu’il doit avoir quitté les lieux dans les 15 jours. Soit d’ici mardi. "Je ne saurai pas retirer tout mon matériel en si peu de temps. C’est inhumain comme situation", estime le vendeur de sandwich. D’autant qu’il n’est pas le seul touché. Il employait deux personnes et deux étudiantes qui se retrouvent, comme lui, sans travail. "Je dois retrouver un local mais soit je visite des bâtiments à l’abandon avec énormément de travaux, soit ce sont des loyers à 4000 ou 5000€", rapporte-t-il, soit des montants impayables assure notre témoin qui dit déjà ne pas être en mesure de payer les frais réclamés dans le jugement.
"Je ne suis vraiment pas bien. Lundi, je pense que je vais ouvrir et donner tout ce qu'il me reste dans les frigos aux plus démunis. Ce ne sont pas les 300-400€ qui pourraient rentrer qui vont changer ma vie maintenant...", confie-t-il dépité.
Action en justice: parfois le commerçant gagne, parfois il perd
S’il existe bien un moratoire en Wallonie qui empêche toute expulsion d’un locataire de son domicile, rien ne protège les sociétés et indépendants vis-à-vis des baux commerciaux.
Parfois, ce sont les locataires qui, face au refus du propriétaire de laisser tomber des loyers, "vont en justice et invoquent le cas de force majeure", explique Pauline Bievez, la porte-parole du ministre wallon de l’Économie Willy Borsus.
Mais "la matière actuellement est controversée. Il y a des décisions dans un sens ou dans l’autre", ajoute Thierry Jans, un avocat spécialisé rencontré par Michaël Menten et Alain Hougardy.
Certains locataires gagnent. Début novembre par exemple, un juge de paix d’Etterbeek avait donné raison à un magasin de la chaîne Di contre son bailleur : aucun loyer entre mars et mai n’était dû.
Mais d’autres locataires perdent. Ce fut le cas par exemple d’un restaurant d’Ixelles.
Olivier Hamal, le président du syndicat national des propriétaires et copropriétaires (SNPC), confirme. Récemment encore deux affaires similaires à Liège et à Anvers ont abouti à deux décisions opposées.
Les juges interprètent différemment la notion de "garantir la jouissance"
Ce n’est pas la "force majeure" qui joue ici. En effet, la justice a déjà tranché sur ce point. La cour de cassation a statué en juin 2018 que l’obligation de payer ne peut en elle-même être affectée par un cas de force majeure, comme le rappelle le jugement de Tommaso.
Ce qui joue ici, c’est que dans tous les baux commerciaux, il est stipulé que le bailleur a l’obligation de "garantir la jouissance" des lieux loués. C’est sur ce point que les avocats attaquent les bailleurs ou défendent les commerçants. Mais il est soumis à l’interprétation.
Dans le cas du magasin à Ixelles, le juge a considéré que puisque le commerçant ne jouissait plus du bien au vu de la fermeture obligatoire des commerces, le bailleur ne respectait plus ses engagements. Mais aussi que le bailleur était lui-même dans l’incapacité de les respecter. Le juge a donc libéré tant le locataire que le bailleur de leurs obligations respectives.
Par contre, pour le restaurant d’Etterbeek, le juge a estimé que cette jouissance a été garantie au début du bail par la remise des clés et l’accès aux locaux loués. Par la suite, si une interdiction d’exploitation est dictée par les autorités, le bailleur ne peut en être tenu pour responsable.
Et sur ce point, il n’y a pas de jurisprudence qui guiderait les juges.
Solutions: négocier un report de paiement ou une réduction du loyer
Voilà pourquoi Me Jans propose deux solutions aux commerçants qui ne souhaitent pas prendre de risque dans un procès à l'issue aléatoire : soit négocier avec le bailleur un report de paiement (et non son annulation), soit "négocier un partage du risque avec le bailleur. 50% pour le bailleur, 50% pour le preneur. C’est un accord qui est tout à fait valable en droit".
Initiative de 17 commerçants de l'Esplanade à Louvain-la-Neuve
Négocier, c’est ce que 17 commerçants du centre commercial L’Esplanade, à Louvain-la-Neuve, sont en train de faire après avoir introduit une demande en justice. Parmi eux, Olivier Fieuw, gérant d’un magasin de jouets. "La fréquentation du shopping est entre -20 et -30% par rapport à l’année passée. Le loyer commence à devenir impayable", explique-t-il au micro de Michael Menten et Alain Hougardy.Des négociations sont en cours avec le propriétaire, qui gère pas moins de 60 autres centres commerciaux en Belgique et en France. Partout, il fait face au même problème. "Là où d’habitude le négociateur a entre 600 et 700 discussions commerciales sur une année, dans le cas de la période Covid, on est à plus de 4000 négociations qui sont en cours", détaille Brieuc Smits-Ghiste, le directeur de L’Esplanade Klépierre.
Chantal Laroche, qui tient un salon de thé dans le centre de Wavre, a elle obtenu en négociant avec son propriétaire une diminution de 50% de son loyer en décembre. Pour elle, c’était "indispensable. J’aimerais que tous les autres propriétaires comprennent ça. Que c’est vital. Et c’est pour eux aussi parce que certains commerçants ne vont pas tenir, ce n'est pas possible".
Selon une étude de l’Union des Classes Moyennes (UCM), plus de la moitié des 20.000 commerçants en Fédération Wallonie-Bruxelles déclarent ne pas être certains de surmonter la crise. Et ne trouver personne pour reprendre le bail n’est pas dans l’intérêt des propriétaires.
Le syndicat des propriétaires plaide pour une solution 1/3 locataire, 1/3 propriétaire, 1/3 État
C’est pourquoi le président du syndicat national de propriétaires et copropriétaires privilégie aussi la négociation. "Depuis le début, on dit que c’est un cas de force majeure et qu’il pourrait donc être considéré que le loyer n’est pas dû." A certaines exceptions près : "Certains continuent de travailler et bénéficient d’aides de la Région wallonne. 5000€ au premier confinement, entre 3000 et 9000€ cette fois-ci. Il faut tenir compte d’éléments propres à chaque commerçant. Pour un loyer à 10.000€ par mois, ce n’est pas suffisant, mais entre 700 et 1.500€, ça laisse de quoi payer les loyers ou du moins en partie."
Pour rendre la situation plus équitable, le Syndicat a proposé le 7 décembre une solution aux autorités belges. Il suggère au niveau fédéral de permettre un crédit d'impôt de 50% pour le bailleur qui laisserait tomber au moins deux tiers des loyers dus pendant les périodes de fermeture. "Cela revient à faire supporter, un tiers par le propriétaire, un tiers par le commerçant et un tiers par l'État", estime le SNPC. Et aux autres niveaux (régional, provincial et communal), le syndicat demande une exonération du précompte immobilier pendant les périodes de confinement.
À Bruxelles: un prêt aux commerçants pour qu'ils puissent leur loyer
Il faut encore noter qu’à Bruxelles, le gouvernement bruxellois a approuvé cette semaine un projet d'arrêté de pouvoirs spéciaux qui octroiera aux locataires un prêt sur le loyer commercial dans le cadre de la crise du Covid-19. L'objectif est que la mesure entre en application à la mi-janvier.
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