La Bélarusse Svetlana Alexievitch a remporté jeudi le prix Nobel de littérature, a annoncé l'Académie suédoise. Journaliste et écrivain, elle a été récompensée pour son "oeuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque", a expliqué le jury. Svetlana Alexievitch, 67 ans, née Soviétique, est la quatorzième femme à remporter le Nobel depuis sa création en 1901.
Donnée favorite depuis plusieurs années, Mme Alexievitch est l'auteur de livres poignants sur la catastrophe de Tchernobyl ou la guerre d'Afghanistan, interdits dans son pays qui ne lui pardonne pas le portrait d'un "homo sovieticus" incapable d'être libre. Son oeuvre, composée sur la base de multiples témoignages patiemment recueillis, est traduite en plusieurs langues et publiée à travers le monde. Des spectacles d'après ses livres ont été mis en scène en France et en Allemagne, où elle a reçu en 2013 le prestigieux Prix de la paix à la foire du livre de Francfort.
Elle succède au romancier français Patrick Modiano, primée en 2014, et emporte la récompense de huit millions de couronnes (environ 860.000 euros).
Svetlana Alexievitch, chroniqueuse poignante des drames soviétiques
L'oeuvre de cette ancienne journaliste de 67 ans, des récits composés à partir de témoignages patiemment recueillis, est traduite en plusieurs langues et publiée à travers le monde. Des spectacles tirés de ses livres ont été mis en scène en France et en Allemagne. Son dernier ouvrage traduit en français, "La Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement", s'est vu décerner en France en 2013 le prix Médicis de l'Essai.
Dans ce livre, l'auteur dresse un portrait sans concession mais non sans compassion de l'"homo sovieticus", plus de 20 ans après l'implosion de l'Empire soviétique. "Je connais cet +homme rouge+, c'est moi, les gens qui m'entourent, mes parents", déclarait-elle au magazine russe Ogoniok en 2013. "L'homme rouge n'a pas disparu. Les adieux seront très longs", ajoutait-elle lors d'une interview à Minsk l'année dernière. "Aujourd'hui, l'Ukraine est un exemple pour tous. Ce désir de rompre complètement avec le passé est digne de respect", poursuivait-elle, tout en craignant les conséquences du conflit meurtrier entre séparatistes prorusses et forces ukrainiennes dans l'Est du pays. "Je pense que l'Empire n'a pas encore disparu. Et personnellement, j'ai le sentiment inquiétant qu'il ne disparaîtra pas sans que le sang coule", concluait-elle.
Née le 31 mai 1948 dans l'ouest de l'Ukraine au sein d'une famille d'instituteurs de campagne, diplômée de la faculté de journalisme de l'Université de Minsk, Svetlana Alexievitch travaille dans les années 1970 à la rubrique courrier de Selskaïa gazeta, le journal des kolkhoziens soviétiques. Elle commence à enregistrer sur son magnétophone les récits de femmes qui ont combattu pendant la Seconde guerre mondiale et en tire son premier roman: "La guerre n'a pas un visage de femme". "Tout ce que nous savions sur la guerre avait été raconté par les hommes (...) Pourquoi les femmes qui ont tenu bon dans ce monde totalement masculin n'ont-elles jamais défendu leur histoire, leurs mots et leurs sentiments? ", s'interrogeait-elle alors. Accusé de "briser l'image héroïque de la femme soviétique", le livre n'est édité qu'en 1985, à l'époque de la Perestroïka, mais il rend Svetlana Alexievitch immédiatement célèbre en URSS et à l'étranger.
Depuis, Svetlana Alexievitch utilise toujours la même méthode pour écrire ses romans documentaires, interviewant pendant des années des gens qui ont vécu une expérience bouleversante, que ce soit les soldats soviétiques au retour d'Afghanistan ("Les cercueils de zinc") ou les personnes qui ont tenté de se suicider ("Ensorcelés par la mort"). "Nous vivons entre bourreaux et victimes, les bourreaux sont très difficiles à trouver. Les victimes, c'est notre société, elles sont très nombreuses", souligne Mme Alexievitch, interrogée par l'AFP. Après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, elle travaille pendant plus de dix ans sur "La Supplication", livre bouleversant fait de témoignages de "liquidateurs" -- les milliers d'hommes envoyés sur le site -- et d'autres victimes de ce drame.
Ce livre est interdit au Bélarus, l'un des pays les plus touchés par les conséquences de Tchernobyl, où le sujet est tabou. Sans surprise, Mme Alexievitch n'a en effet pas voix au chapitre dans ce pays dirigé depuis 20 ans d'une main de fer par Alexandre Loukachenko. Ses livres, qui selon elle ne "plaisent pas" au président, sont introuvables dans les librairies au Bélarus. "Nous vivons sous une dictature, des opposants sont en prison, la société a peur et en même temps c'est une société de consommation vulgaire, les gens ne s'intéressent pas à la politique. L'époque est mauvaise", déclarait-elle en 2013 à l'AFP. Les intellectuels bélarusses apprécient moyennement les opinions de cet auteur qui, d'un côté, se réclame de la "culture russe", quand eux cherchent à s'en démarquer, et de l'autre vit la plupart du temps en Europe occidentale, un monde pour lequel ils éprouvent un mélange d'attirance et de répulsion.
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