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Un anthropologue qui vit à Molenbeek parle avec franchise de sa commune: "La balle est aujourd’hui dans le camp de mes voisins musulmans"

Un anthropologue qui vit à Molenbeek parle avec franchise de sa commune: "La balle est aujourd’hui dans le camp de mes voisins musulmans"
 
 

Alexandre Laumonier est anthropologue et éditeur. Ce Belge de 40 ans habite et travaille à Molenbeek-Saint-Jean. Dix jours après les attentats de Paris, il s’est exprimé sur le site du journal français Le Monde. Une carte blanche dans laquelle il couche sur papier ses ressentis et ses opinions. Un éclairage pertinent d’un homme qui vit au cœur de la commune bruxelloise devenue tristement célèbre en tant que « plaque tournante du jihadisme ».

Avant toute chose, Alexandre Laumonier plante le décor et décrit le contexte. Lui qui vit à quelques mètres de l’appartement de l’un des terroristes présumés ayant semé la mort à Paris, il y a près de deux semaines. « Contrairement à qu’affirment certains médias, Molenbeek n’est pas une banlieue », mais bien l’une des 19 communes de la Région de Bruxelles-Capitale. « Et à l’image de la région bruxelloise dans son ensemble, cette commune est un ensemble de micro-quartiers incroyablement disparates. Il existe plusieurs Molenbeek, et il est crucial de tenir compte de cette disparité », estime l’anthropologue sur le site du journal français Le Monde. Alors, à quoi ressemble l’un de ces quartiers molenbeekois désormais envahis par les journalistes et les caméras du monde entier ? « Tout simplement à des rues majoritairement constituées de ces maisons en brique typiquement bruxelloises ; il y a bien quelques barres de type "HLM" mais celles-ci sont peu nombreuses et se fondent dans le paysage. »


« Molenbeek n’est pas un ghetto »

Selon lui, de nombreuses personnes ayant épousé la cause jihadiste en Syrie sont issues de certains micro-quartiers de Molenbeek. Mais il tient à souligner, sur base des « rares statistiques disponibles », que si la moitié des Belges partis se battre en Syrie viennent de Bruxelles, l’autre moitié est originaire de Flandre. « Notamment à Anvers, où les prosélytes salafistes de Sharia4Belgium ont été considérés par la justice belge comme étant les principaux recruteurs de djihadistes belges. Le problème du terrorisme islamiste dépasse les frontières de Molenbeek », fait-il remarquer. Alexandre Laumonier dénonce également l’utilisation du mot « ghetto » pour évoquer sa commune. « S’il existe un ghetto alors Uccle, la riche commune bruxelloise où s’entassent les exilés fiscaux français, est bien plus un « ghettoïsé » que ma commune, foyer de diversité où plus de 100 nationalités vivent sans qu’il n’y ait jamais aucune tension entre communautés. »


Alexandre Laumonier

« Le poids de la religion se fait de plus en plus sentir »

L’anthropologue aborde ensuite le point chaud, sensible: la forte densité de population appartenant à la communauté arabo-musulmane dans certains quartiers. Le sien en fait partie. Il se demande alors si lui-même n’a pas un jour croisé par hasard dans la rue Younès Abaaoud, présenté comme le plus jeune jihadiste au monde, après avoir été emmené en Syrie par son grand frère Abdelhamid. Celui dont le visage a fait le tour du monde en tant que l’un des commanditaires présumés des attentats à Paris, avant d’être tué dans un raid des forces spéciales à Saint-Denis.

L’éditeur confesse ensuite un changement perceptible dans son quartier. « Il serait malhonnête de ne pas écrire que, depuis quelques années, le poids de la religion se fait de plus en plus sentir dans la vie quotidienne du quartier, par petite touche. » Un exemple ? Les tenues vestimentaires des femmes. « Bien qu’il soit interdit dans l’espace publique, le niqab est bel est bien visible à la sortie de l’école la plus proche de chez moi. » Il évoque aussi des flyers sur les comptoirs dans les magasins sur lesquels apparaissent le visage de prédicateurs étrangers aux discours haineux. Sans oublier les « barbus prosélytes sinistres » qui « font du porte à porte ou alpaguent les jeunes gens qui traînent dans les rues ». Selon lui, un repli identitaire religieux est donc bien réel et de plus en plus visible dans certains micro-quartiers. « Certains regards se tournent logiquement vers la principale mosquée du quartier, l’une des plus fréquentées de la région bruxelloise, où parfois certains prédicateurs ne parlant que l’arabe sont invités et répandent des propos nauséabonds (…) Même si elle s’en défend, cette mosquée a formé plus d’un prédicateur qui ont ensuite endossé la cause salafiste et sont partis en Syrie, en embarquant au passage quelques jeunes du coin », soutient Alexandre Laumonier, qui précise que les autorités sont au courant de tout cela depuis des années, sans y apporter visiblement une action efficace. Il prévoit dès lors, à l’avenir, des « débats vifs sur l’état de l’islam en Belgique », en insistant sur le fait que les problèmes dépassent la seule commune de Molenbeek.


« Une commune pas plus dangereuse qu’une autre »

« Malgré la grisaille et la crasse, malgré le poids de la religion et les cafés-dealers de drogue, Molenbeek n’est pas une commune beaucoup plus dangereuse qu’une autre. Je n’y ai jamais subi la moindre agression en sept ans », poursuit le quadragénaire. « En termes de repli communautaire, la situation de certaines banlieues françaises est bien pire que celle de Molenbeek », ajoute-t-il. Selon lui, le sentiment d’insécurité ressenti par certains habitants de la commune vient davantage du comportement dangereux de certains automobilistes, des trafics de drogue et de la saleté dans les rues. « 99,99% des habitants de Molenbeek ne sont évidemment pas candidats au jihad, ni même n’iront « brûler des juifs ». 99,99% des habitants aspirent à vivre tranquillement les uns avec les autres. Si la situation de certains quartiers peut s’expliquer par un certain nombres de facteurs (emprise de la religion, sentiment d’impunité, la facilité pour des terroristes à se cacher dans un territoire dense, etc.), les principales causes de « tous les maux » dont souffrent la commune sont à aller chercher ailleurs. Et elles sont connues de tous depuis bien trop longtemps », assure l’anthropologue.


 

La seconde commune la plus pauvre de Belgique

En se basant sur des chiffres officiels, il souligne que Molenbeek est la seconde commune la plus pauvre du pays et certains des quartiers de la commune sont parmi les plus denses de la capitale. Le niveau moyen de revenu est inférieur à la moyenne nationale. Par ailleurs, le taux moyen de chômage y est largement supérieur à la moyenne régionale. Un jeune sur deux est à la recherche d’un emploi. 57% de la population vit sous le seuil de pauvreté. « Molenbeek est une commune minée par la pauvreté où plus d’un habitant sur deux tente de survivre, notamment parmi la population la plus jeune, sous-éduquée, qui devient une proie facile pour les barbus prosélytes qui sillonnent les rues. »

« Il faut être honnête: Molenbeek continue à s’enfoncer »

Alexandre Laumonier regrette que peu de journalistes rappellent l’état catastrophique des finances de la commune, causé notamment par le fait qu’une frange de plus en plus importante de la population, qui s’appauvrit au fil des ans, ne paye pas les taxes communales. « Il y a quelques mois, la commune était au bord de la faillite. Ce qui a permis à certains politiques de stigmatiser encore et encore la commune », regrette-t-il, avant de constater avec amertume: « Il faut être honnête : Molenbeek continue à s’enfoncer ». « Tout concourt donc à ce que, dans certains quartiers, la misère sociale et intellectuelle soit un terrain fertile pour des recruteurs à l’idéologie répugnante. Quelles perspectives d’avenir cette commune, compte tenu de son état de délabrement financier et social, peut proposer à une population en voie de paupérisation ? Comment redresser une situation sociale où presque 55 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté », demande le Bruxellois.

« Molenbeek a été abandonnée par l’Etat fédéral »

En tout cas, pour lui, les réactions politiques ne sont pas les bonnes. Au contraire, il pointe du doigt l’inefficacité des autorités face à ces problèmes identifiés depuis longtemps. « Le Premier ministre belge, Charles Michel, a affirmé après les attentats parisiens qu’« il y a eu une forme de laxisme, de laisser faire. On paie la facture de ce qui n’a pas été fait par le passé ». Monsieur le Premier, je vous remercie d’avoir avoué publiquement le « laxisme » dont les pouvoirs publics ont fait preuves ces dernières années dans ma commune ; pour autant, cela ne constitue en rien une excuse. Nous payons collectivement, Molenbeekois comme Parisiens, la « facture » (drôle de terme pour désigner des victimes d’attentats) parce que les gouvernements fédéraux successifs ne payent plus les factures de la prévention, de la police et de la justice depuis trop longtemps. » Il reconnaît alors la complexité de notre système politique (composé de plusieurs niveaux de pouvoir) qui freine certaines décisions ou investissements. « Malgré cela je ne suis pas loin de partager l’opinion de bon nombre d’habitants qui pensent que Molenbeek a été abandonnée par l’Etat fédéral à son propre et (de plus en plus triste) sort ».


 

« Nous avons besoin d'écoles »

Pour sortir de cette « situation si terrible », l’anthropologue se dit conscient que « le travail à faire à Molenbeek est immense ». Afin d’améliorer les choses, il plaide pour une augmentation des moyens financiers alloués aux associations locales, des renforts policiers et des programmes de « déradicalisation ». « Mais le principal est l’éducation », estime-t-il. « Nous avons besoin d’écoles, et des écoles qui offrent une mixité permettant à la classe moyenne de ne pas fuir la commune. » Et ne lui répondez pas que l’argent manque car c’est un mensonge pour lui. « Le jour même où, l’année dernière, le gouvernement fédéral annonçait qu’il allait davantage contrôler les consommations d’eau et de gaz des chômeurs, « pour lutter contre la fraude », quelques heures plus tard nous apprenions, stupéfaits, que suite à des accords fiscaux entre la Belgique et le Luxembourg, des centaines de millions d’euros d’impôts dus par des grandes sociétés belges ne rentraient de fait plus dans les caisses de la Belgique. »

La responsabilité des médias 

Par ailleurs, le rôle des médias est également crucial d’après lui. « Molenbeek est cloué au pilori dans une grande partie du monde occidental, à tort ou à raison, et donc ce dont nous avons besoin, nous Molenbeekois, est que les journalistes fassent le travail correctement plutôt que nous enfoncent davantage. » Il prend alors l’exemple d’un technicien de TF1, qui a couvert les violentes émeutes de Clichy-Sous-Bois en 2005. « Il m’a avoué qu’il était extrêmement surpris de la gentillesse des Molenbeekois lors des interviews, comparée à l’agressivité de certains « banlieusards parisiens ». Ce qu’il avait appris de la commune, par médias interposés, lui en avait donné une image désastreuse », regrette-t-il.

« La balle est aujourd’hui dans le camp de mes voisins musulmans »

Enfin, au-delà des réponses politiques apportées « au désastre actuel », l’anthropologue prône le vivre ensemble comme rempart face au terrorisme. « Renouer avec le commun, localement, au quotidien, est un projet citoyen qu’il reviendra à tous, musulmans, juifs, laïques, ou-je-ne-sais-quoi-d’autre, de construire ensemble. Et, disons-le clairement, la balle est aujourd’hui dans le camp de mes voisins musulmans. Peut-être aurai-je un jour, même très lointain, si je reste à Molenbeek, l’occasion de m’asseoir dans un café du quartier tenu par un juif pour partager un moment avec le petit Younès qui, s’il revient de Syrie, ne sera plus si petit, et qui, si son cerveau n’aura pas été complètement lessivé par la barbarie, aura certainement des choses à dire sur la folie des hommes », conclut-il.


 

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