Cuisinier de formation, notre témoin de la région de Mons a attrapé le virus de l'enseignement il y a une quinzaine d'années. Il partage sa passion avec un public très diversifié, mais a de plus en plus de mal à trouver une place. Les directeurs d'établissements doivent donner la priorité à des personnes diplômées. En cause: la très décriée "réforme des titres et fonctions".
La "Réforme des Titres et Fonctions", en 2016, a eu un impact considérable sur le monde enseignant de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Entrée en vigueur en 2016, elle est le fruit de plusieurs décennies de réflexion et de négociations.
Son but: harmoniser les règles et les traitements des enseignants, professionnaliser davantage ce métier – pour que les Titres (diplômes) correspondent mieux aux Fonctions (les postes visés), et enfin mettre plus facilement en rapport les directeurs d'école à la recherche d'enseignants et les candidats qui correspondent au profil.
Mais comme vous l'imaginez, ce genre de réforme s'est accompagné de quelques couacs: entre la théorie et la pratique, de nombreux acteurs se sont arraché les cheveux. Entre les profs qui ont dû morceler leurs horaires parmi différents établissements, et des directeurs qui ont perdu beaucoup de temps en suivant la procédure de recrutement, il y a eu de nombreux mécontents. On en a parlé notamment avec Patrick, directeur à Waterloo ("Le pire décret de que l'on ait vécu ces vingt dernières années"), et Sophie, enseignante à Châtelineau ("Deux ans d’études jetées à la poubelle"). Sans oublier un autre effet pervers: des milliers d'heures de cours perdues pour les élèves. En effet, le recrutement plus strict s'est accompagné d'une diminution de l'attrait pour le métier auprès des diplômés, ce qui entraîne des pénuries plus importantes dans certains secteurs (langues et sciences, par exemple).
La politique s'en mêle, bien entendu. Il y a quelques mois, Marie-Martine Schyns (cdH) avait assoupli certaines règles du décret. Et dernièrement, le nouveau gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a affiché clairement sa volonté le "revoir", sans préciser ce que Caroline Désir (PS), la nouvelle Ministre, comptait modifier.
Eric, un cuisiner qui a l'enseignement "en lui"
À 44 ans, Eric, de Frameries, est l'un de ces profs qui en bavent depuis quelques années, car il a un parcours atypique. "A la base, j'ai fait l'école hôtelière. J'ai travaillé de nombreuses années comme indépendant, j'ai également travaillé comme chef cuisinier de collectivité pendant quelques temps. A l'époque, il y a plus de 15 ans, j'ai été démarché par une école qui recherchait un professeur de cuisine".
Notre témoin avait mis un pied dans l'enseignement, et ça lui plaisait beaucoup. "C'était l'école provinciale de Soignies, j'ai exercé pendant une bonne année, au moins". Depuis lors, "l'enseignement est en moi", dit-il.
Eric s'est également retrouvé dans la prison de Mons, "via l'école de promotion sociale de Jemappes, je donnais cours à des détenus qui devaient se réinsérer, ils sortaient en tant que commis de cuisine, avec un stage prévu".
Après, "j'ai enchaîné les remplacements par-ci, par-là, dans l'enseignement spécialisé, de courtes ou longues durées".
Le directeur m'a dit que s'il avait la liberté de m'engager, il le ferait
Une réforme qui change tout
Cependant, depuis la réforme des titres et fonctions, c'est devenu très difficile pour Eric de trouver une place. "Je ne suis plus considéré comme 'titre requis'. Donc je suis vraiment appelé comme professeur 'bouche-trou', quand il n'y a plus aucun candidat 'titre requis'. Et nous sommes très nombreux dans le même cas que moi, je peux vous le prouver". Eric a même rassemblé des témoignages en sachant que nous allions évoquer son cas sur RTL info.
Devant lui, il voit défiler des enseignants d'à peine 20 ans. "Aujourd'hui, il y a des jeunes qui sortent de l'école et qui sont prioritaires sur moi car ils ont les titres requis. Alors qu'ils n'ont aucune expérience professionnelle, aucun bagage de terrain comme le mien".
Eric grappille des heures dans différentes écoles. "Ça se passe très bien, mais la direction est bloquée par la réforme des titres et fonctions. Le directeur de l'école du Soleil levant à Montignies-sur-Sambre, par exemple, en fin d'année, m'a dit que s'il avait la liberté de m'engager, il le ferait". Mais il ne le peut pas…
Depuis le premier septembre 2019, "j'ai eu quelques propositions, mais je les ai refusées ; il y avait une place dans une école à Couvin, loin de chez moi, pour deux périodes de cours, mais sur des jours différents, donc plus de 100 km pour aller donner une heure".
Ces horaires de travail éparpillés ont également des conséquences sur les indemnités de chômage d'Eric. "A mon étonnante surprise, j'ai constaté que le montant de mes allocations s'élèveront seulement à 21,55€/jour, donc pas plus de 500€/mois. C'est moins qu'un chômeur isolé n'ayant jamais travaillé. La raison ? Pour recevoir 65% du salaire, il faut minimum un an de travail complet, mais comme une année scolaire ne fait que 10 mois…"
Une formation pour changer son statut
Parlons solution. Comment Eric pourrait-il obtenir le "titre requis" afin de ne plus passer après tous les autres candidats ? "Si c'est pour donner des cours dans l'hôtellerie et la restauration, je n'ai besoin que d'un CAP".
Un CAP est un certificat d'aptitudes pédagogiques, une formation qui donne les outils pour enseigner, pour faire passer des savoirs à des élèves. La plupart du temps, elle est suivie via l'enseignement supérieur de promotion sociale, de jour ou en soirée.
"Je la termine doucement, cette formation, mais je suis encore occupé car j'ai du jongler avec l'enseignement et la restauration pour essayer d'avoir un certain revenu. Et dans la restauration, on ne peut pas négocier avec un patron pour avoir trois soirées de libre par semaine".
Une formation "assez lourde" et peu compatible avec les horaires d'Eric, donc. "Mais je suis en train de la suivre en cours du soir, car je n'ai pas le choix". Parallèlement, pour élargir ses horizons au niveau de l'enseignement, "je suis à raison de deux jours semaines un bachelier d'éducateur spécialisé".
L'avenir s'annonce donc plus facile, si notre témoin parvient à terminer ces formations.
Que disent les autorités ?
Comme évoqué au début de cet article, la réforme des titres et fonctions est sur le point d'être… réformée. Nouvelle majorité en Wallonie, nouveau gouvernement à la Fédération Wallonie-Bruxelles: ça va changer, même si on ignore dans quelle mesure et dans combien de temps. Il est donc difficile d'avoir une réaction pertinente actuellement, mais le service de presse de l'Administration Générale de l'Enseignement (AGE) a tout de même répondu à quelques questions.
Impossible, hélas, d'avoir le nombre de personnes dans le même cas qu'Eric, c'est-à-dire rencontrant des difficultés car n'ayant pas le titre requis, depuis la réforme de 2016. "Mais le Décret a prévu une année de transition pour ces membres du personnel afin qu’ils puissent se mettre en ordre au niveau de leurs titres ; pendant cette année, ils conservaient le barème antérieur à la réforme", se contente-t-on de dire du côté de l'AGE. L'occasion de rappeler que ceux qui n'ont pas le titre requis (et qui enseignent faute de personnel disponible ayant ce titre requis) ont vu leur salaire raboté dès 2017. "Mon salaire n'a jamais été au-delà de 1.650€ par mois l'an dernier, alors qu'avant j'étais à 1.920€", confirme Eric.
Comme notre témoin l'a expliqué, ce n'est pas forcément évident de réussir un CAP, qui est une manière de "se mettre en ordre au niveau de leurs titres". Tellement peu évident, finalement, qu'il n'y a pas eu d'effet sur le nombre d'inscrits pour suivre ces formations.
Notez que le CAP ne permet pas de combler tous les "titres requis" pour enseigner: il s'adresse davantage à ceux ayant une expérience professionnelle à faire valoir, mais sans aucune certification pédagogique. Pour enseigner le Français ou l'Histoire, par exemple, il faut le régendat correspondant ou un diplôme universitaire de Lettres, et une agrégation…
Pour revenir au CAP, les chiffres tendent donc à dire qu'il n'y a pas eu de "boom" de la part des profils similaires à ceux d'Eric durant les trois dernières années (pour rappel, le décret est entré en fonction en 2016). C'est même plutôt l'inverse. "15.366 inscrits en 2015/16 ; 13.103 inscrits en 2016/17 ; 11.587 inscrits en 2017/18 et 10.912 inscrits en 2018/19".
Preuve, sans doute, que la réforme a éloigné toute une catégorie de personnes actives dans l'enseignement, mais qui n'avaient pas le temps, l'envie ou les moyens de mettre à jour leurs "titres".
La conclusion d'Eric est plutôt amère. "L'enseignement est un très beau métier, que j'adore toujours. Tout s'est toujours bien passé avec les élèves, les collègues et la direction. Ce que je regrette, ce sont les réformes qui ont été mises en place, et le nouveau système".
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