La publicité raffole d'internet, qui lui permet de cibler ses messages comme jamais auparavant. On savait que certains sites affichaient des publicités relatives à l'historique de navigation, et que le contenu des emails de Google était analysé pour afficher des annonces ciblées dans la colonne adjacente. Yvon a contacté la rédaction de RTL info car il s'est rendu compte qu'une conversation privée via la messagerie instantanée de Facebook a également servi de base à l'affichage d'une publicité pour ses problèmes d'audition. Explications.
"Il n'existe pas de vie privée en ligne": ce constat autrefois alarmiste devient une réalité désormais impossible à nier.
Le moindre site web, la moindre application pour smartphone, "enregistre", d'une manière ou d'une autre, des informations vous concernant. Dans le but, forcément, d'en tirer profit d'une manière ou d'une autre. L'idée étant souvent, au final, d'afficher une publicité ciblée, sur laquelle vous aurez vraiment envie de cliquer.
On peut se réjouir ou en pleurer. Les optimistes diront qu'on a enfin dépassé le stade de la publicité traditionnelle (TV, papier, affichage), qui fait encore la promotion d'un évènement de sport extrême à une dame de 85 ans en chaise roulante – l'exemple est volontairement ridicule.
Les pessimistes – et les réalistes – diront que plus que jamais, dans une société en crise où le pouvoir d'achat semble diminuer, on encourage les gens à dépenser l'argent qu'ils n'ont pas, on crée des besoins et des envies de consommation.
Yvon est scandalisé
Ce constat un peu inquiétant nous amène à l'histoire d'Yvon, qui a contacté la rédaction de RTL info via la page Alertez-nous. "Je parlais avec un ami en privé sur Facebook (via l'outil de messagerie instantanée du réseau social, sur PC, NDLR), je lui disais que j'avais à nouveau des problèmes d'acouphènes (bourdonnement ou sifflement indésirable dans l'oreille). Quelques instants plus tard, je me rends sur un site d'actualité et je tombe sur une publicité pour un traitement des problèmes d'acouphènes".
Yvon connait les règles du jeu sur internet, mais là, c'est la goutte d'eau. "On est surveillé, c'est comme ça, on ne sait rien y faire. Quand on fait une recherche pour une enceinte Bluetooth sur Google, après on voit des publicités pour ces enceintes un peu partout. Mais là, il s'agit d'une conversation privée", s'insurge-t-il.
En fait, "nos messages privées… ne sont pas du tout privés". Selon Yvon, "n'importe quoi peut être lu, il n'y a plus de vie privée… je suis scandalisé".
Comment fonctionne la publicité sur internet ?
Il existe de nombreux types de publicité sur internet et sur les applications mobiles. Les bannières graphiques, les clips publicitaires (avant une vidéo), etc…
Il y a également la publicité ciblée. Son principe de fonctionnement, pour faire simple, est très proche de ce que vient de nous expliquer Yvon. Lorsque vous visitez un site, celui-ci vous prévient qu'il utilise des cookies. Il s'agit d'un petit fichier stocké sur votre ordinateur, qui reprend quelques informations pratiques comme votre langue préférée lorsque vous visitez un site multilingue. Mais certains cookies stockent également d'autres informations, comme (une petite partie de) votre historique de navigation. C'est ce qu'on appelle un "cookie publicitaire".
Concrètement, quand vous allez sur certains sites (ils sont de plus en plus nombreux), des encarts publicitaires peuvent voir, grâce à ce cookie qui leur est accessible, quels sites vous avez visités récemment. Prenons comme exemple une séance de shopping sur Zalando (un site de vente de vêtements), et une recherche d'hôtels sur Booking.com
Et dès lors, assez facilement, ces cadres affichent du contenu (des liens) qui vous renvoient vers des sites pour acheter un chemise, trouver des vacances, etc.
D'où vient la publicité qu'Yvon a aperçue ?
Voilà pour la base. Mais Yvon a mis le doigt sur une pratique assez étonnante liée à cette publicité ciblée.
Alors qu'il n'avait "fait aucune recherche, visité aucun site dernièrement" concernant des problèmes d'acouphènes, et qu'il "nettoie" son ordinateur "toutes les semaines, avec un logiciel qui efface tout, même les cookies", ce Fontenois a aperçu une publicité pour un traitement des acouphènes, peu après en avoir parlé de manière privée via la messagerie de Facebook.
Il semble donc que le contenu de sa conversation privée ait été analysé, puis stocké dans un cookie, pour servir à l'affichage d'une publicité ciblée. Mais est-ce possible ?
Nous avons demandé l'avis de Jérémy Muylaert, responsable de projet au sein de l'IAB Belgique, l’Interactive Advertising Bureau, une organisation regroupant les acteurs de la publicité sur Internet.
Selon lui, "normalement, les services de messagerie instantanée comme celui de Facebook ou de Google, ne sont pas traqués". La publicité en ligne suit des règles de "protection de la vie privée".
"Pas impossible"… mais illégal
Ça, c'est la théorie. Mais en pratique, Jérémy avoue qu'il n'est "pas impossible" que Facebook analyse le contenu des conversations privées à des fins marketing et publicitaires. Il ajoute cependant que "ce n'est pas légal" au niveau européen.
En effet, le Code des Droits en Ligne de 2012 évoque la "protection des données à caractère personnel". On y lit entre autres, page 8, que "les données que les individus fournissent directement ou indirectement ne doivent pas être utilisées à d’autres fins que celles prévues initialement", à savoir, dans le cas d'Yvon, une conversation privée entre deux utilisateurs de Facebook.
Mais même si on parvenait à prouver certaines pratiques illégales, il faudrait ensuite "une très longue procédure judiciaire" pour faire plier un géant comme Facebook.
Comme le rappelle Jérémy, il s'agit avant tout "d'un site basé aux Etats-Unis", pays dont il respecte, on l'imagine, des règles de respect de la vie privée qui sont réputées plus laxistes que les nôtres.
Si un jour un procès a lieu, le réseau social pourra également se retrancher derrière ses conditions générales que vous avez acceptées (voir plus bas). Il pourrait aussi menacer de ne plus être accessible en Europe, ce qui provoquerait un sacré raz-de-marée social…
Quelles données Facebook utilise-t-il ?
Mais en réalité, il ne faut pas aller chercher si loin. Les "écoutes" de vos conversations privées, le plus grand réseau social du monde ne s'en cache pas…
Dernièrement, Facebook a fait patte blanche, en améliorant considérablement la partie de son site expliquant les fonctionnalités et les règles de son site. Au-delà d'un guide du bon usage, on trouve également les dernières règles et procédures relatives à l'utilisation de vos données, notamment pour la publicité. Ce règlement souvent mis à jour, vous devez l'accepter avant de (ré)utiliser le réseau social.
D'abord, Facebook explique quelles données ils recueillent lorsque vous utilisez les services. Les mots sont jolis, mais la réalité est là: le réseau social avoue qu'il se permet d'utiliser tous les types de contenu que l'on fournit lorsqu'on utilise les "services" de Facebook. Ce qui inclut le service de messagerie instantanée Facebook Messenger:
"Nous recueillons le contenu ainsi que d’autres types d’informations que vous fournissez lorsque vous avez recours à nos services, notamment lorsque vous créez un compte, créez ou partagez du contenu ou encore lorsque vous communiquez avec d’autres utilisateurs", peut-on lire sur la page Facebook.com/about/privacy. "Ceci peut comprendre des informations concernant le contenu que vous partagez", précise le géant américain.
Que fait-il de ces données ?
Ensuite, Facebook détaille ce qu'il fait des données amassées. Dans la plupart des cas, c'est pour placer des publicités sur ses propres pages web en colonne de droite, mais également en publication "suggérée" ou "sponsorisée". Plutôt logique.
Mais il y a un petit paragraphe intéressant à la fin, qui s'appelle "Quelles sont les relations de Facebook avec les fournisseurs de données?"
On y apprend ceci: "Les fournisseurs de données de Facebook se consacrent à aider les annonceurs à trouver les bonnes personnes avec qui partager leurs publicités. Par exemple, Facebook travaille avec les fournisseurs de données pour trouver sur Facebook des personnes que les annonceurs souhaiteraient cibler selon eux, en fonction des éléments qui pourraient intéresser ces groupes de personnes. Nos fournisseurs de données comprennent Acxiom, …".
Acxiom, le géant des "données clients"
Acxiom, fait partie de "ces énormes entreprises dont on a jamais entendu parler"… Depuis 40 ans, elle collecte et analyse des données relatives aux consommateurs (actuellement il s'agit surtout des comportements sur internet), afin de les vendre aux annonceurs.
Une pratique qui représente un chiffre d'affaire de 1,15 milliard de dollars (2012), dans notre merveilleuse société de consommation de masse.
L'entreprise est en pleine croissance et a d'innombrables idées pour récolter toujours plus de données sur notre vie digitale (qui n'a plus rien de privé…), afin de de proposer des publicités toujours plus ciblées.
La boucle est bouclée…
Conclusion
Yvon a sans doute été victime d'une utilisation illégale (au niveau européen) de ses données personnelles. Facebook a probablement stocké dans un de ses "cookies" le fait qu'Yvon ait évoqué des problèmes d'acouphènes lors d'une conversation privée. Un cookie qui a été utilisé ensuite par un autre site pour afficher une publicité ciblée.
Ce qui est semble être une violation de la vie privée est pourtant clairement expliqué par Facebook dans ses conditions générales, qu'il s'agisse de l'utilisation de vos données, ou des règles de publicité.
Finalement, Yvon a sans doute raison, même si ses mots sont un peu forts: "on est prisonnier" de Facebook, un réseau social sur lequel "il a tous ses amis et tous ses souvenirs", et qui s'apparente pour lui "à une petite drogue" dont il ne saurait se passer.
Cependant, il ne faut pas être naïf. Qui est prêt à payer pour utiliser Facebook sans voir de publicité, sans être épié ? Une infime partie de la population… Les prix ne seraient pourtant pas très élevés: la publicité a rapporté 3 milliards de dollars à Facebook, sur les trois premiers mois de 2015. Il faudrait donc que les 1,4 milliard d'utilisateurs paient chacun 2 euros par trimestre, soit 12€ par an. Mais ça n'est pas le business model de Facebook…
Les nombreux services du réseau social sont donc gratuits pour le consommateur. Or les serveurs de Facebook sont submergés de travail, dès que vous postez des photos de vacances, créez des évènements ou des groupes, suivez l'actualité des amis, des personnalités ou des entreprises. Tout cela a un coût très difficile à estimer, mais forcément très important. Sans oublier les milliers de développeurs et d'employés qui améliorent le site et font tourner l'entreprise…
Quant à vous, si vous voulez préserver votre vie privée, et ne pas avoir l'air d'être traqué par des annonceurs qui en veulent à votre portefeuille… déconnectez-vous.
Ou plus concrètement, car il est difficile aujourd'hui de se passer d'une vie online, soyez au courant. Savoir c'est comprendre, comprendre c'est maîtriser.
Une éducation à la publicité en ligne semble plus que jamais nécessaire, surtout à l'école auprès des jeunes générations. Il faut leur expliquer qu'elles sont "tracées" depuis leur naissance, pour mieux les connaître et mieux les faire consommer.
Enfin, rappelons que la publicité, aussi ciblée soit-elle, n'est qu'un message destiné à vous faire consommer, d'une manière ou d'une autre. Ne craquez pas à trop vite, ou craquez en connaissance de cause…
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