Alors qu’un nouveau comité de concertation a lieu aujourd'hui, le message de deux gérantes d’un café littéraire bruxellois sur Facebook illustre les difficultés du secteur de l’horeca. Nathalie et Clémentine viennent d’apprendre qu’elles ne pourront pas bénéficier de la prime Tetra, octroyée par la Région bruxelloise. Leur espoir s'est transformé en colère et en tristesse. Pourquoi sont-elles privées de cette prime ?
Colère, tristesse, frustration et incompréhension. Ce sont les sentiments éprouvés par Clémentine et Nathalie, les gérantes du Millefeuille, un café littéraire à Bruxelles. Ce lundi, une mauvaise nouvelle a ébranlé leur moral déjà fragilisé par plus de 6 mois de fermeture pour lutter contre la pandémie. Leur espoir s’est brutalement mué en déception amère. "Depuis cette annonce, il y a en nous de nombreuses émotions : la colère, la tristesse, la déception, la frustration, l’incompréhension… mais aucune place pour la joie", écrit le duo d’indépendantes ce lundi sur la page Facebook de l’établissement. "Ce que nous redoutions, après de longues semaines d’attente, d’incertitude et de silence, vient de nous être confirmé. Alors que la Région bruxelloise et la Fédération Horeca Bruxelles semblent se réjouir de pouvoir proposer une aide financière aux établissements fermés, le Millefeuille ne recevra aucune aide de la Région bruxelloise", regrettent les deux gérantes.
La prime Tetra
Cette aide financière est la prime "Tetra", accordée par le gouvernement bruxellois aux secteurs qui éprouvent le plus de difficultés à cause du coronavirus (horeca, tourisme, culture, sport, discothèques). Disponible depuis ce lundi, cette prime est donc notamment destinée aux cafés, restaurants et leurs principaux fournisseurs. Son montant varie de 7.500 à 54.000 euros, en fonction de la situation financière des établissements. Dans la capitale, on en recense plus de 7.000.
Malgré les difficultés liées à la crise sanitaire, Nathalie et Clémentine ont réussi à éviter un étouffement financier menant à une faillite. Grâce notamment à plusieurs aides publiques qui permettent de compenser en partie la chute de leurs revenus. Elles ont bénéficié ou bénéficient notamment:
- du droit passerelle, une sorte d'allocation de chômage pour les indépendants fournie par l'État fédéral
- de deux aides régionales (un montant forfaitaire de 4.000 euros et une aide de 3.000 euros)
- de deux aides de la commune d'Ixelles (où se trouve leur café) de 1.000 euros chacune
- d’un report de six mois de leur crédit commercial
Précisons qu'elles avaient et ont la possibilité de reporter leurs cotisations sociales (autre possibilité octroyée par le fédéral) mais qu'elles ont décidé de ne pas le faire. "On aurait dû payer plus tard un double montant", explique Clémentine.
Enfin, grâce au soutien chaleureux de leur clientèle et de leur capacité à se réinventer en proposant de la petite restauration et des boissons à emporter, les jeunes femmes ont tenu le coup pendant la première et la deuxième vague.
Elles perdent chaque mois 2000 euros
Mais, depuis janvier, leur trésorerie s’évapore. Le versement du double droit passerelle ne suffit pas. Nathalie et Clémentine essuient une perte mensuelle d’environ 2.000 euros, en raison des frais fixes qui continuent de courir malgré la fermeture de leur café.
Condition: avoir perdu au moins 40% de son chiffre d'affaires
La prime "Tetra", nouvelle aide de la Région bruxelloise, constituait donc une bouffée d’oxygène qui… s’envole. Car cette indemnité, destinée justement à aider les entreprises à payer leurs coûts fixes, n’est pas octroyée à tous. Pour pouvoir y prétendre, il faut en effet remplir plusieurs conditions. L’entreprise doit notamment avoir réalisé en 2019 un chiffre d’affaires supérieur à 25.000 euros. Elle doit également prouver une perte du chiffre d’affaires d’au moins 40% entre le dernier trimestre 2020 et le dernier trimestre 2019. Et c’est là que ça coince. "Malheureusement, nous n’atteignons "que" 33% de perte", révèlent avec regret les gérantes du Millefeuille. "C’est impensable que des établissements fermés depuis plus de six mois ne reçoivent aucune aide", fustigent ces indépendantes.
La Région bruxelloise estime que les aides doivent être plus ciblées et proportionnées
La secrétaire d’État Barbara Trachte, chargée de la Transition économique à Bruxelles, justifie cette décision d’imposer des critères d’accès à la prime Tetra. "Au démarrage de la crise, il y a un an, nous procédions par des primes qui étaient forfaitaires, identiques pour toutes les entreprises (ndlr : la première prime s’élevait à 4.000 euros). En réalité, c’est ce qui va le plus vite et qui est le plus simple à gérer au point de vue administratif", explique-t-elle. "Mais, c’est totalement insatisfaisant. La crise s’éternisant, il fallait des aides plus ciblées et proportionnées car les frais fixes auxquels sont confrontées les entreprises sont différents", souligne Barbara Trachte.
L’objectif principal est vraiment d’aider au maximum ceux qui en ont le plus besoin
Et pour identifier les différents niveaux de difficultés, le gouvernement bruxellois a tranché sur des critères, comme la perte du chiffre d’affaires et le nombre d’équivalents temps plein. "L’objectif principal, c’est vraiment d’aider au maximum ceux qui en ont le plus besoin. C’était d’ailleurs une demande des partenaires sociaux et des représentants de l’horeca avec qui nous avons longuement négocié pour établir ces critères. Et ils sont les plus généraux possibles pour que les primes puissent être délivrées le plus rapidement possible", assure la secrétaire d’Etat.
La Fédération Horeca: "Il a fallu prendre des décisions"
La Fédération Horeca Bruxelles confirme ces discussions. "Il fallait mettre des balises. Au début, ces seuils étaient plus hauts. On parlait d’une perte de 70% du chiffre d’affaires. Malheureusement, il a fallu prendre des décisions. Mais on aurait préféré obtenir plus", confie Fabian Hermans, administrateur de la fédération.
Il dit comprendre la colère exprimée par Clémentine et Nathalie. "C’est vrai que c’est rageant, c’est insupportable, on a négocié comme on pouvait", assure l’administrateur.
Nathalie et Clémentine: "Aucun sens" de comparer les 2 premières années pour une jeune entreprise
Les gérantes du Millefeuille déplorent que leur situation particulière n’est pas prise en compte. Comme elles l’expliquent sur Facebook, leur café littéraire ayant ouvert ses portes en janvier 2019, "sa seconde année de vie en 2020 était comme pour toute jeune entreprise synonyme de croissance". Selon elles, la comparaison des chiffres d’affaires des derniers trimestres de 2019 et 2020 n’a dès lors "aucun sens" dans leur cas. D’autant plus que pour le premier trimestre 2021, elles affichent une perte du chiffre d’affaires de 60%.
Quand on fait des critères généraux, forcément qu’il y a des situations particulières qui passent juste à côté
"Je comprends parfaitement la situation dans laquelle elles se trouvent", assure Barbara Trachte. "Ce qu’on a prévu pour ceux qui ont commencé leur activité en 2020, ce sont des forfaits (ndlr: une aide de 6.000 euros) puisque pour ceux-là une comparaison n’était pas possible. Hélas, pour leur situation, cela ne convient pas puisqu’elles ont commencé leur activité en 2019", souligne la secrétaire d’Etat.
Barbara Trachte insiste ensuite sur le but poursuivi: concentrer les aides sur ceux qui souffrent le plus. "En fait, il y a deux paliers. Ceux qui ont 60% de perte du chiffre d’affaires sont aidés plus que ceux qui ont 40%. J’imagine qu’on aura sans doute des entreprises qui vont dire: "J’ai 58% de perte, c’est quand même beaucoup". Oui, cela me désole. Evidemment que, pour eux, j’aurais préféré qu’ils aient 60% pour avoir le palier supérieur. Mais quand on fait des critères généraux, forcément qu’il y a des situations particulières qui passent juste à côté, juste en-dessous ou juste au-dessus".
Si on veut faire du sur-mesure, cela prend énormément de temps
Mais pourquoi ne pas avoir aidé TOUS les établissements, en mettant en place des primes individualisées ?
D’après le gouvernement bruxellois, ce serait un travail administratif ingérable. "Ce serait l’idéal mais je n’ai pas des milliers de fonctionnaires qui peuvent examiner chaque entreprise pour faire des calculs. Ou alors on les paye dans trois ans", rétorque Barbara Trachte.
Selon elle, la grande force des systèmes à Bruxelles, comparativement aux autres régions, c’est un paiement rapide des aides. "Les gens qui ont demandé une prime, depuis lundi, ils seront payés dans les dix jours suivants. C’est possible parce que tout est automatisé et qu’il y a très peu de contrôle manuel sur l’ensemble du traitement de ces dossiers. Si on veut faire du sur-mesure, cela prend énormément de temps", regrette la secrétaire d’Etat.
Moins de budget: Bruxelles donne moins que la Wallonie et la Flandre
Dans leur message sur Facebook, Clémentine et Nathalie pointent justement du doigt ces différences régionales concernant les indemnités: "La Flandre a décidé d’aider chaque Horeca fermé depuis octobre à hauteur de 10% de leur chiffre d’affaires, quelles que soient les pertes enregistrées. Cela nous semble tomber sous le sens. La Région wallonne, elle, va octroyer une prime allant de 4.000 à 12.000€ aux Horeca fermés depuis octobre, là aussi pas de demande d’une perte minimum. Pourquoi cette différence à Bruxelles ? Cela renforce le sentiment d’abandon, d’inutilité et de non-essentialité renvoyé par nos politiques".
Le gouvernement bruxellois répond que les moyens dont disposent les Régions ne sont pas les mêmes. "En Flandre, leur budget est beaucoup plus important. Nous n’étions d’ailleurs pas certains de pouvoir maintenir les finances de Bruxelles à flots, mais on a réussi à dégager un budget de 700 millions d’euros d’aides économiques en un an. C’est un effort colossal. Mais on comprend la déception pour toute une série d’entreprises", assure Nicolas Roelens, porte-parole de Barbara Trachte.
Justement, combien d’entreprises seront déçues ? D’après les gérantes du Millefeuille, une dizaine d’autres restaurants se trouvent dans la même situation. Un chiffre qui va sans doute gonfler puisque les entreprises peuvent introduire leur demande pour obtenir la prime Tetra jusqu’au 20 mai. "La fédération a déjà reçu quelques appels, trois ou quatre, d’établissements qui n’auront pas cette aide", indique Fabian Hermans, administrateur de la Fédération Horeca Bruxelles.
Un prêt de la Région pour ne pas payer tout de suite son loyer commercial
Nicolas Roelens rappelle aussi l’existence à Bruxelles d’un prêt sur le loyer commercial. Il permet au locataire d’être libéré du paiement immédiat d’un à huit mois de loyers. Pour cela, il faut un accord volontaire entre le locataire et le propriétaire. L’avance payée par la Région prend la forme d’un prêt à un taux d’intérêt intéressant.
Le message déchirant de Clémentine et Nathalie illustre en tout cas la situation douloureuse dans laquelle le secteur de l’horeca se trouve après des mois de fermeture. "Nous sommes des hommes et des femmes au bord de l’épuisement mental et physique. Certains de nos collègues ne s’en remettront pas. Un drame à venir", regrettent-elles.
Moins de faillites grâce aux aides et au moratoire, mais après ?
"Honnêtement, cela me déchire le cœur", confie la secrétaire d’Etat. D’après son porte-parole, le nombre de faillites dans le secteur est bien moindre que les années précédentes dans la capitale. "2020 est l’année où il y a eu le moins de faillites ces dernières années, grâce au moratoire sur les faillites ainsi qu'aux aides fédérales et régionales. Il y en a eu 258 contre 508 en 2019. Mais, si ça ne redémarre pas, ce sera la catastrophe. 2021 sera probablement une année à faillites", craint Nicolas Roelens.
Aujourd’hui, tous espèrent une réouverture totale des bars et des restaurants le plus rapidement possible pour éviter ce scénario dramatique.
Vos commentaires